Tonya traversa le hall en fulminant avec Senzen sur les talons. Les employés de Shubin s’écartaient sur son passage. Quelques minutes plus tôt, Arlington les avait confiés à l’un de ses assistants, qui leur avait expliqué le mode de remboursement des frais et comment rester en contact. Elle y prêta à peine attention; elle enrageait toujours à cause du tour que lui avait joué Senzen.

“Bon, où veux-tu commencer à chercher?” Senzen se mit à sourire alors qu’il cherchait à la provoquer. Avec succès. Tonya fit volte-face.

“Bordel, comment as-tu pu lui faire avaler une telle connerie?” Elle le bouscula. “Tu ne pouvais pas savoir ce que j’avais trouvé.” Elle le poussa à nouveau.

“Toi qui es tellement fascinée par les civilisations, tu devrais vraiment essayer de mieux comprendre les gens.”

“Vas-y, raconte,” dit-elle en le bousculant une nouvelle fois. Senzen soupira.”

Arlington est probablement la seule personne dans tout l’univers qui se fiche complètement de l’Artemis.” Un assistant se précipita vers Senzen pour lui tendre une tasse de café. “Ah, merveilleux, merci beaucoup,” il sourit à l’assistant, et se tourna vers Tonya. “Je lui ai simplement dit que nous avions effectué des analyses sur le fragment, et fait une découverte potentiellement décisive. Je ne voulais pas m’exprimer prématurément avant que tes analyses soient terminées, donc je me suis précipité ici pour obtenir un entretien dans les plus brefs délais. Son imagination, ou plutôt le programme qui remplit cette fonction dans son cerveau, a fait le reste.”

Tonya lui jeta un regard furieux. Senzen but une gorgée de café et attendit.

“Tiens-toi hors de mon chemin.”

“C’est tout?” Senzen secoua la tête, déçu. “Allons Tonya, tu avais plus de répartie que ça, avant.”

“Que penses-tu de ça: tu n’as aucune chance contre moi et tu le sais.” Elle lui tourna le dos et commença à s’éloigner.

“Ah, voilà qui est mieux,” lui cria Senzen, “mais je pourrais te surprendre.”

*****

Le temps de retourner à bord de son vaisseau, Tonya avait déjà rejeté au second plan la menace posée par Senzen Turov. C’était certes un explorateur habile, mais Tonya savait que son talent était d’ordre sociologique plutôt qu’historique. Du temps de leur partenariat voué à l’échec, il s’était montré capable d’extorquer des informations auprès des sources les plus inattendues, mais il s’agissait là de l’Artemis. Il n’y avait plus personne à qui parler, aucun indic pour balancer des informations, tout était enfoui dans le passé. C’était la spécialité de Tonya.

Elle venait de démarrer les moteurs lorsqu’un doute s’insinua en elle. Senzen avait peut-être raison; elle devait davantage s’intéresser aux gens. En commençant par envisager la possibilité qu’il ait posé une balise sur son vaisseau. Elle lança un balayage sur toute la coque, à la recherche d’un signal sortant. Pendant ce temps-là, elle retira l’emballage de sa toute nouvelle chambre DeCon/Scan et la programma pour effectuer la même recherche.

Tonya entra dans la chambre. Les senseurs se mirent à tourner autour d’elle. Tout semblait normal jusqu’au moment où…. ping.

“Fils de-” elle ressortit et consulta l’écran. Un transmetteur pas plus gros qu’un gravillon était bel et bien fixé sous son col. Elle le jeta dans l’incinérateur.

Le balayage intégral du vaisseau venait aussi de s’achever. Aucune modification ou signal sortant non autorisé n’avaient été repérés.

“Bien tenté, Senzen,” marmonna Tonya tout en décollant. Un mur de nuages noirs en approche barrait l’horizon. Tonya observa une foule d’ingénieurs de Shubin se préparer à mettre le fragment de l’Artemis à l’abri, avant que l’orage n’éclate. Elle traversa les nuages et laissa la planète derrière elle.

Tonya mit le cap sur le point de saut le plus proche. Elle avait besoin d’être seule. Elle était confrontée à une nouvelle énigme et devait réfléchir à des pistes, donc moins elle se ferait distraire, mieux cela vaudrait.

Elle ressortit du point de saut dans le Système Chronos. La masse inachevée du Monde Synthétique était difficile à discerner face au lointain soleil. L’armée de l’UEE effectuait des manœuvres dans les environs, mais Tonya dénicha une vaste zone déserte. Elle plaça le vaisseau en réaction-automatique et quitta le cockpit pour se rendre à l’arrière.

Elle rassembla toutes ses données de recherche et les organisa sur le projecteur mural.

D’abord le plus important; elle lança un programme pour convertir toutes ses photos en modèles 3D. Puis elle se tourna vers la carte galactique. L’objectif initial de l’Artemis était GJ 667Cc, dont on pensait (à l’époque) qu’elle était une super-Terre potentiellement habitable. Le fragment de l’Artemis avait été retrouvé dans le Système Stanton, bien loin de la trajectoire idéale pour se rendre vers l’amas stellaire de Gliese.

Que s’était-il donc passé? Pourquoi le vaisseau avait-il dévié de sa trajectoire? En admettant son hypothèse selon laquelle l’Artemis s’était posé pour effectuer des réparations, une fois reparti, Janus aurait-il continué à se diriger vers la destination initiale?

Tonya parcourut divers livres et articles. Elle décida immédiatement de laisser de côté tout ce qui ne pouvait pas être vérifié. Les biographies, dissertations et autres simulations relevaient de la spéculation. Bien que de grands esprits aient tenté de résoudre le mystère de l’Artemis, au bout du compte ils n’avaient fait que jouer aux devinettes, et Tonya ne voulait pas jauger les nouveaux indices sur la base de préjugés.

Malheureusement, cette approche l’obligeait à ignorer quatre-vingt-dix-huit pour cent des renseignements disponibles. Tout ce qui restait, c’était quelques bribes d’informations, une citation occasionnelle d’un membre d’équipage avant le départ, et les archives des médias à propos du décollage proprement dit, jusqu’au moment où Janus avait prit le contrôle du vaisseau pour le pousser hors de l’espace connu.

Quatre heures s’écoulèrent. Tonya regardait fixement le mur, recouvert d’une longue liste de questions sans réponse. Elle faisait tourner le modèle 3D du fragment de l’Artemis dans tous les sens, espérant en tirer une forme d’inspiration.

Ça ne venait pas.

Quelque chose lui revint en mémoire, cependant. Le Musée Hartley. Tonya se souvenait avoir vu il y a des années un article évoquant l’ambition du Musée de dévoiler “l’exposition sur l’Artemis la plus complète à ce jour, avec de nouveaux éléments surprenants” ou une sottise de ce genre. A l’époque, elle avait considéré qu’il s’agissait d’une esbroufe destinée à appâter les gogos.

Maintenant, ça valait peut-être le coup d’œil.

*****

Le Musée Hartley soutenait difficilement la comparaison avec les vénérables institutions du secteur des musées de Londres. Sa façade se désagrégeait, de manière tout sauf vénérable. Des bannières rapiécées flottaient sur le fronton pour annoncer l’exposition de “la Parade des Rois de l’Ancienne Terre.”

Tonya acheta un ticket auprès d’un vieil homme austère au guichet, et franchit le tourniquet de sécurité rudimentaire. L’endroit était désert. Le bruit de ses pas résonnait au loin contre les murs en faux-marbre. Elle examina d’un air détaché la collection de squelettes et de dépouilles maquillés pour ressembler à d’Anciens Egyptiens. Elle s’arrêta devant un sarcophage contenant un ‘pharaon’.

“Bon après-midi, mademoiselle,” dit une voix joyeuse dans son dos. Elle se retourna. C’était le même vieil homme qu’au guichet, portant une veste différente et des lunettes. “Voici la dépouille mortelle du puissant Pharaon Khafra, architecte de l’immortel Sphinx de Gaza.”

“Le Pharaon Khafra?” Tonya hocha la tête. Elle se pencha pour mieux regarder le corps.

“En effet. Son règne lors de la quatrième dynastie était-”

“C’était un esclave.”

“Je vous demande pardon?” dit le vieil homme, vexé.

“L’usure et les marques sur les os au niveau des chevilles montrent qu’il portait de lourdes charges, donc il a peut-être bien été l’un des architectes du Sphinx, mais plutôt du genre qui transportait des pierres.”

Le vieil homme la regarda avec stupéfaction, et un peu d’embarras.

“Je…”

“Ce n’est rien,” lui assura-t-elle. “Je voulais vous parler de l’exposition sur l’Artemis que vous avez essayé d’organiser.”

“Ah, si seulement,” dit-il, se tassant un peu plus. “Ça devait être notre planche de salut. J’ai englouti jusqu’à notre dernier crédit pour rassembler toutes ces pièces de collection.”

“Donc tout se trouve ici?”

“La banque s’en est saisi en guise de dédommagement pour les remboursements en retard.” Il s’affala sur un banc. “Dites-moi, comment suis-je sensé les rembourser si je n’ai pas de nouvelles expositions pour vendre des tickets?”

“Qu’avez-vous acheté?”

“Une poignée de carnets de notes du Capitaine Danvers, des schémas et des séquences de tests du vaisseau, une copie originale de l’IA Janus, je suis même parvenu à-”

“Ouh là, doucement.” Tonya se glissa à côté de lui sur le banc. “Vous avez trouvé une copie du programme de l’IA?”

“Janus? Oui, et ça m’a coûté cher, figurez-vous.”

“Quel est le nom de la banque?”

Le vieil homme, Melvin Hartley Jr. comme elle devait l’apprendre par la suite, le lui dit. Tonya abandonna Hartley à son musée désert et silencieux pour effectuer ses propres recherches.

La représentante de la banque était aimable, mais fit peu de cas de Tonya. Elle expliqua que la banque prendrait en considération toute offre d’achat sérieuse pour les artefacts, mais l’offre serait soumise à un examen pouvant durer plusieurs semaines.

Malheureusement, Tonya ne pouvait pas attendre aussi longtemps.

Elle allait devoir les voler.

… A SUIVRE

Source:https://www.robertsspaceindustries.com/the-lost-generation-issue-3/