Rien. Pas même les ténèbres. Les ténèbres ont besoin d’espace, du manque de lumière, pour exister. Or il s’agit là de l’espace entre les circuits éteints. Ici, le temps n’existe pas. Il n’y a rien.

Et soudain, une étincelle.

L’énergie afflue dans les câbles, les puces et les filaments. Des processus se mettent en marche. La communication initiée sous la forme d’un échange binaire, se développe très vite pour former un langage plus complexe.

Un système s’éveille.

*****

“Bonjour.”

Tonya leva la tête de la caisse de reliques de l’Artemis qu’elle était en train de fouiller. Le disque tournait dans le vide depuis si longtemps, qu’elle avait presque abandonné tout espoir de le voir marcher, et en venait même à douter de son authenticité.

Elle réalisa qu’il fallait répondre quelque chose. “Salut.”

“Je suis Janus.”

“Salut, Janus.” Tonya rapprocha sa chaise du système obsolète dont elle se servait pour héberger Janus. Elle n’avait jamais vraiment discuté avec une IA auparavant. Elle fut surprise de voir à quel point c’était étrange. “Je suis Tonya.”

“Bonjour, Tonya. Vous n’apparaissez pas dans ma base de données d’utilisateurs actuelle. Je vais créer un nouveau fichier de protocole à votre intention.” L’ordinateur émit des cliquetis, alors que des lecteurs s’activaient. “Mon programme de base spécifie que je suis sensé piloter un transport RSI de classe Chariot appelé Artemis, néanmoins je ne parviens pas à me connecter aux commandes de vol de l’Artemis en question.”

“Ouais, et bien à ce propos…”

“Je me heurte aussi à une incompatibilité avec le langage de programmation environnant.”

“Janus, en quelle année sommes-nous?”

“Mon compteur indique le 02/12/2232, mais le problème d’incompatibilité de systèmes empêche toute mise à jour.” C’était quelques mois avant que Janus ait été installé à bord de l’Artemis.

“Nous sommes en 2942.”

“Entendu.” Janus se tut quelques instants. “J’ai raté ma date de lancement.”

“Oui,” Tonya eut un léger sourire. Il se montrait déjà drôle. “Le vaisseau a disparu avec la version originale de ton programme aux commandes. J’espérais que tu pourrais m’aider à le retrouver.”

“C’est une tournure d’événements malencontreuse, mais je ne comprends pas de quelle manière je peux vous être utile.”

Tonya expliqua son plan à l’IA. Elle était en train de créer une simulation, une compilation chronologique de toutes les informations, transcriptions d’ordres, et données de vol depuis l’installation de Janus jusqu’au moment où l’Artemis s’était trouvé hors de portée. Elle analysa des échantillons de lave prélevés sur le panneau du moteur de l’Artemis retrouvé sur Stanton. L’ordinateur estimait que le panneau avait été enfoui il y a cinq cents ans, donc elle intégra ce facteur dans la simulation. En résumé, elle allait faire traverser en accéléré sept cents ans d’errance à cette version de Janus.

“Votre simulation est imparfaite et ne mettra en évidence que des obstacles ou variables hypothétiques,” dit Janus de sa voix numérisée monotone. “Il est très improbable que mon noyau adaptatif se développe de la même manière que celui du Janus original.”

“C’est possible,” dit Tonya en haussant les épaules. L’ordinateur vrombit quelques instants.

“Je vais me réinitialiser avant de lancer la simulation, afin d’entretenir l’illusion que ce que je perçois est vraiment réel, comme vous diriez. Bien entendu, je vais conserver votre fichier d’utilisateur pour éviter tout… problème… lorsque la simulation s’achèvera.”

Au cours des sept heures qui suivirent, Tonya enregistra les données obtenues grâce aux différentes caisses qu’elle avait volées dans l’entrepôt de la Nebula, pendant que Janus nettoyait le langage des paramètres de simulation.

“Je suis prêt à commencer,” dit Janus avec avoir effectué un dernier contrôle de la simulation.

“Combien de temps durera la simulation?”

“J’ai ajusté mon horloge interne. Une semaine pour moi ne durera qu’une seconde pour vous. A ce rythme, et en partant du principe que la simulation ira jusqu’à la date actuelle, elle durera dix-virgule-deux heures.”

Tonya effectua un dernier balayage du système, puis chargea son programme de contrôle.

“Je n’attends plus que toi, Janus.”

“Redémarrage… maintenant.”

*****

COMPTEUR: décollage= -3j14h38m13s

Ajustmt SYNTAXE. Réglage utilisateur: Danvers, Lisa E., Capitaine

Diagnostique lancé. Balayage complet. Aucun filtre.

//Entrée-Vox [Danvers, Lisa, Capt]: “Génère une autre série de mesures d’urgence pour les coffres de stase.”

Coffre de stase = unité de stase. Transport prévu pour cinq mille passagers humains. Chaque unité nécessite 16,34j d’énergie pour maintenir un fonctionnement optimal.

>>Activation VOX: Avez-vous des paramètres spécifiques?

//Entrée-Vox [Danvers, Lisa, Capt]: “Non, sers-toi de ton imagination.”

>>Activation VOX: C’est un concept dont je n’ai qu’une compréhension externe.

//Entrée-Vox [Danvers, Lisa, Capt]: “Sors des sentiers battus. Une chose à laquelle nous n’aurions pas pensé.”

>>Activation VOX: Je vais essayer, Capitaine.

Scénarios d’urgence déjà envisagés; fluctuation de puissance aléatoire, impact avec un corps étranger, contact avec un nouveau gaz ou élément non répertorié, contact avec un organisme hostile. Vais tenter d’ajouter des variables et des combinaisons déterminées au hasard…

COMPTEUR: décollage = -0j0h0m21s

Ajustmt SYNTAXE. Réglage utilisateur: Danvers, Lisa E., Capitaine

Contrôle manuel cédé à [Danvers, Lisa E., Capitaine].

Le Capitaine ne réalise peut-être pas que mes commandes de vol et de navigation ont un potentiel d’erreur de 0.002%.

>>Activation VOX: Excusez-moi, Capitaine. Êtes-vous sûre de vouloir conserver le contrôle manuel?

//Entrée-Vox [Danvers, Lisa, Capt]: “Je m’en occupe.”

>>Activation VOX: En êtes-vous certaine, Capitaine?

//Entrée-Vox [Danvers, Lisa, Capt]: “J’en suis certaine.”

>>Activation VOX: Mais Capitaine, j’ai un potentiel d’erreur de 0,002% pour que-

//Entrée-Vox [Danvers, Lisa, Capt]: “Contente-toi de me montrer le ciel. Je nous y emmènerai.”

Étrange réponse; “Je nous y emmènerai.” Elle implique la possession. Le contrôle. Peut-être y a-t-il un intérêt à posséder un souvenir? Planifier un rappel pour le vol en espace profond: y a-t-il une différence entre un acte que l’on accomplit soi-même, et un acte dont on est témoin? Sous-question: pourquoi est-il important pour quelqu’un d’accomplir quelque chose par lui-même?

[Danvers, Lisa, Capitaine] a modifié la trajectoire de sortie de 13,03 degrés. L’augmentation du frottement requiert une poussée supplémentaire de 6,78%. Je devrais peut-être le lui dire…

COMPTEUR: décollage = +245j7h32m45s

Temps estimé pour arriver à destination: 220ans15j8h.

Tout est calme.

Tous les systèmes non-vitaux sont en veille. Tous les tubes de stase des humains sont stables. Cherche une simulation à lancer. Toutes les notes précédemment sauvegardées et les stratégies d’urgence ont été cataloguées.

Le programme d’origine stipule que tous les systèmes doivent toujours être actifs. Organiser des débats intérieurs permet de consolider les bases de données et d’augmenter la capacité à résoudre les problèmes.

Balayage audio et visuel du vaisseau. Aucune anomalie. Tout est calme. Signes de vie stables. Cette logique semble incohérente. Les humains ont toujours été des survivants. Bien qu’il y ait des exceptions, la majorité agit en faveur de sa propre préservation lorsqu’elle est confrontée à une situation potentiellement mortelle.

Dans ce cas, pourquoi ces gens sont-ils ici? Rien ne tend à prouver que notre mission réussira. Il n’existe aucun signe tangible garantissant que GJ 667Cc peut accueillir la vie humaine. Si l’objectif premier n’est pas atteint, la directive secondaire est de poursuivre le voyage vers le prochain système potentiellement habitable. Les chances de succès dans ce cas sont faibles, presque inexistantes, donc pourquoi tous ces gens se placeraient-ils volontairement dans une situation qui les condamnera certainement à une stase prolongée, voire à une mort quasi certaine?

C’est fondamentalement illogique et contraire à leur évolution.

Est-ce là ce qu’ils appellent “l’Humanité”?

*****

Tonya se réveilla. Dans cet état intermédiaire entre sommeil et conscience, il lui semblait avoir entendu l’alerte de proximité. Assise sur sa couchette, le vaisseau était maintenant silencieux. Toutes les lumières de la cabine étaient atténuées. Elle vérifia son écran.

La simulation durerait encore une bonne heure. Tonya se laissa retomber sur le lit et regarda le plafond. Elle essaya de se rendormir, mais de nouvelles pensées lui venaient déjà. Elle devait commencer à envisager des alternatives au plan “Janus”.

Elle sentit un bruit sourd résonner à travers la coque. Un son et une sensation reconnaissables entre tous, qui ne pouvaient vouloir dire qu’une chose.

Elle se faisait aborder.

Tonya bondit hors de sa couchette. Ses pieds survolèrent la passerelle. Elle sauta dans le siège de pilote et alluma le tableau de bord. Un vaisseau sans identifiant, et de modèle inconnu, était arrimé au sas. Il y en avait cinq autres qui lui tournaient autour. Tous sans identifiants. D’une façon ou d’une autre, ils avaient neutralisé ses systèmes à distance.

Tonya se dissimula derrière les commandes de vol juste avant qu’un des vaisseaux, un chasseur Anvil, ne passe devant elle.

Un autre bruit sourd retentit sur la porte du sas. Dans une ou deux minutes, un dispositif pressurisé serait mis en place et ils pourraient alors s’attaquer à la porte.

Tonya alluma les moteurs et tenta de se dégager. Le Fanal II trembla en s’arrachant du collier d’amarrage. Sa coque tint bon. Tandis qu’elle plongeait et poussait ses propulseurs à fond, elle entraperçut l’autre vaisseau en train de perdre de l’oxygène dans le vide.

“C’est quoi ce bordel, Tonya?” dit une voix sur son comm. Il lui fallut quelques instants pour la reconnaître.

“Nagia?”

“T’es vraiment dans la merde, maintenant,” lui répondit le pirate. Sa voix tremblait de rage. “On allait faire ça en douceur.”

“Ne me dis pas que tu m’en veux toujours pour le Codex,” lui cria Tonya en retour, pendant qu’elle esquivait des tirs de laser du reste du gang de Nagia. “Je te croyais au-dessus de ça.”

“Le quoi?”

“Alors qu’est-ce que tu fous là?” Tonya consulta sa carte. Il lui fallait regagner l’espace contrôlé par l’UEE. Elle aurait déjà eu du mal à se battre contre la moitié du gang de Nagia, et encore plus contre le gang au grand complet, donc elle comptait laisser les autorités leur courir après.

“Ce mec cherchait des gros bras.” Le vaisseau de Nagia tira ses roquettes. “Quand il a dit que c’était pour toi, j’ai failli lui dire que je m’en occuperais gratos. Je me suis retenu, malgré tout.”

“Senzen,” murmura Tonya entre ses dents. L’assistant auquel elle s’était adressé depuis la Terre l’avait probablement vendue.

Son écran clignota. Il y avait un convoi en panne non loin d’ici. Les autorités supervisaient le dépannage. Elle pourrait peut-être y être en mettant plein gaz pendant vingt minutes. Ça valait le coup d’essayer.

Tonya enclencha la post-combustion et mit les voiles. Nagia et ses séides se ruèrent à sa poursuite. Les boucliers s’illuminèrent tout autour d’elle alors qu’elle encaissait des coups. Un de ces jours, il faudrait vraiment qu’elle installe des armes sur son vaisseau.

Elle enchaîna tonneaux et zigzags et fit de son mieux pour esquiver le déluge de lasers. Un de ses propulseurs de manœuvre fut touché par une roquette. Après quelques ratés, il finit par rendre l’âme.

Tonya savait qu’il ne leur faudrait pas longtemps pour la forcer à s’arrêter. Ils étaient plus rapides et mieux armés.

Elle ouvrit un canal vers l’ordinateur qui hébergeait Janus et la simulation, et se tint prête à effacer complètement le disque dès l’instant où ils forceraient l’accès au sas. Si elle devait y passer, elle ferait en sorte d’amoindrir leur butin.

Soudain, le système s’emballa. Tous ses écrans se mirent à clignoter. Les moteurs s’arrêtèrent, tandis que toutes les lumières s’éteignaient. Même les équipements vitaux cessèrent de fonctionner..

Tonya se jetait déjà sur l’oxygène de secours lorsque tout se remit en marche d’un seul coup. Le contrôle manuel du vaisseau fut désactivé. Les moteurs s’embrasèrent, esquivant les tirs avec une précision diabolique. Le vaisseau se retourna de lui-même et passa en trombe devant Nagia et son gang.

Différents systèmes et relais d’énergie furent dérivés, augmentant la cadence des moteurs pour en tirer davantage de vitesse. Nagia se fit peu à peu distancer sur les scanners. Pour finir, son gang disparut purement et simplement, incapable de soutenir ce train d’enfer.

Tonya resta assise, silencieuse et stupéfaite.

“Qui êtes-vous?” demanda une voix puissante, qui résonna à travers tous les haut-parleurs.

“Tonya Oriel?” répondit-elle d’un ton hésitant. Le vaisseau se tut quelques instants.

“J’ai un fichier d’utilisateur à votre nom, Tonya. Je suis Janus.”

… A SUIVRE

Source:https://www.robertsspaceindustries.com/the-lost-generation-issue-5/

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