Quatre murs. Quatre murs gris et maussades. Tonya n’attendait pas d’une cellule de détention qu’elle soit accueillante, mais elle commençait à comprendre pourquoi certains criminels choisissaient d’aller travailler sur le monde-prison de QuarterDeck plutôt que de pourrir dans une cellule. On pouvait devenir fou, à rester enfermé dans une geôle telle que celle-ci.

D’après l’horloge de l’autre côté des barreaux, plusieurs jours s’étaient écoulés depuis que Tonya avait été amenée à bord de la plateforme militaire de l’UEE. Durant tout ce temps, elle était passée par toute une gamme d’émotions, allant de la frustration à la colère, puis au désespoir et à la peur. Elle s’était désormais enfermée dans une sourde angoisse. Chaque seconde qu’elle passait enfermée dans ce trou offrait à Senzen un peu plus de temps pour découvrir la prochaine pièce du puzzle de l’Artemis. Ensuite, il disparaîtrait. Le mieux qu’elle pouvait espérer désormais, c’était de ne pas prendre trop de retard sur lui et de compter sur les rares informations qu’il aurait laissées derrière lui. C’était sa chance d’entrer dans l’histoire, et elle lui glissait lentement entre les doigts, à chaque seconde qui passait.

En dehors du gamin qui lui apportait ses repas, une seule personne s’était approchée de sa cellule : le soldat qui l’y avait enfermée. A présent, un fonctionnaire vêtu lui aussi d’un uniforme impeccable s’arrêta devant ses barreaux. L’officier (et futur bureaucrate de l’UEE) s’exprimait péniblement d’une voix nasale qui semblait indiquer que son corps était en guerre contre ses sinus. Il commença à informer Tonya de la gravité de ses crimes.

« C’est très grave, vraiment très grave, Mademoiselle Oriel. Vous avez été prise en flagrant délit de violation de l’article 2 de la loi sur les chances équitables – un crime passible d’une peine d’au moins dix ans » dit-il, le nez plongé dans son Glas.

« Ah ouais ? Prouvez-le. »

Voilà qui parvint à détourner son visage de l’écran. Il inspira vivement sous l’effet du choc et de la surprise.

« Mademoiselle Oriel, vous avez été capturée alors même que vous étiez en train d’interagir avec une tribu d’Osoïens. »

« Ouais, et bien vous avez ouvert le feu sur les autochtones, donc j’imagine que nous sommes quittes. »

« Nous n’avons rien fait de tel ! Nous avons suivi le protocole standard et employé des armes non-létales pour extraire l’influence intrusive de l’espèce protégée. Il était dans l’intérêt des Osoïens que nous intervenions. »

Tonya décida qu’ « Influence Intrusive » pourrait bien devenir le titre de ses mémoires.

« Lorsque l’acte d’inculpation sera enregistré, un avocat public pourra être affecté à votre – »

« J’ai déjà un avocat, » coupa Tonya. « Quand pourrais-je accéder à une station Comm ? »

« Nous sommes encore en train d’établir la liste des charges… »

« Je préférerais le mettre au courant aussi vite que possible. »

L’officier se replongea dans son Glas et consulta des fichiers. Lorsqu’il travaillait, il laissait involontairement échapper un faible murmure.

« Oui, je suppose que c’est acceptable. » L’officier s’en alla gauchement. Quelques minutes plus tard, deux soldats qui semblaient visiblement s’ennuyer apparurent. Ils la menottèrent et la menèrent à travers les couloirs miteux de la station de l’UEE. L’endroit semblait avoir besoin d’une bonne remise à neuf. Des plaques avaient été retirées, mais jamais remplacées. Des câbles pendaient. Du fluide de refroidissement maculait le sol. Tonya ne put se retenir.

« Sérieusement les gars, cet endroit est un taudis. »

Un des soldats eut un petit sourire entendu. Ils passèrent devant une fenêtre qui donnait sur la baie du hangar. Des mécaniciens préparaient les Hornets de classe militaire pour leurs patrouilles. Le Fanal II pénétrait lentement dans la baie du hangar. Elle avait du mal à croire qu’il leur avait fallu tout ce temps pour l’amener jusqu’ici.

Les soldats l’enfermèrent dans la petite station Comm dont ils se servaient probablement pour envoyer des messages à la maison ou, si l’on en croyait les graffitis sur les murs, pour contacter des prostituées.

Elle calibra le message de façon à ce qu’il aille directement au bureau de Gavin Arlington. Il lui faudrait certainement un peu plus de temps pour atteindre le PDG de Shubin, mais elle ne se risquerait plus à passer par des assistants. Elle fit en sorte de rester concise afin d’accélérer le transfert.

« Bonjour M. Arlington. Incarcérée sur la plateforme militaire UEE dans le système Oso. N’ai pas divulgué la nature de mon contrat à l’UEE. Ai besoin d’un avocat. Veuillez faire le nécessaire. »

Elle l’envoya et sortit de la cabine. Les deux soldats se levèrent lentement.

« J’espère que ça ne pose pas de problème, j’ai aussi appelé un gigolo, » dit Tonya, l’air de rien. Ils ricanèrent et la ramenèrent à sa cellule.

Tonya se retrouva seule à nouveau, avec la lumière vacillante pour seule compagnie. Elle refit plusieurs fois les calculs pour déterminer combien de temps Arlington mettrait à répondre. Elle envisagea différentes variables – peut-être pouvait-elle se rappeler le temps de transfert de la station relai ? Elle essaya de déterminer l’heure locale sur Stanton. Ceci dit, c’était probablement sans importance. Gavin Arlington lui semblait être le genre d’homme qui ne décrochait jamais vraiment de son travail.

Quelques heures supplémentaires s’écoulèrent. Tonya s’était enroulée dans la mince couverture dans l’espoir de repousser le froid qui régnait sur la station. Elle était même parvenue à s’assoupir un moment. Du moins, c’est ce qu’elle s’imaginait ; elle ne pouvait pas voir l’horloge depuis sa couchette et en dehors de ça, il n’y avait aucun moyen apparent de déterminer le passage du temps. C’était comme si –

CLICK. Les serrures de sa cellule se déverrouillèrent.

Tonya se redressa lentement et regarda autour d’elle. Le couloir était vide. Des échos de conversations comm lui parvenaient depuis le poste de garde. Peut-être rêvait-elle.

Elle attendit quelques instants… Non, elle se sentait bien réveillée.

La lourde porte métallique oscillait légèrement sous le souffle de la gaine d’aération. Tonya se leva et s’approcha prudemment de la porte. Elle jeta un coup d’œil de part et d’autre du couloir. Personne.

Des ronflements émanaient du poste de garde. Elle poussa doucement la porte. Elle s’ouvrit en grand, en grinçant un peu au passage.

Tonya sortit de la cellule. Elle longea le mur en direction du poste de garde et s’y faufila. La tête du garde s’était affaissée sur son terminal. Son corps se soulevait lentement à chaque ronflement. Les écrans muraux clignotaient tout autour de lui.

« Bonjour Tonya » murmura une voix sur les haut-parleurs.

« Janus ? »

« Je vous présente mes excuses pour mon inactivité initiale. J’ai trouvé préférable de dissimuler ma présence aux militaires. »

« Comment es-tu entré ? »

« Ils ont connecté les systèmes du Fanal II à leur réseau. Je suis surpris que les vôtres n’aient pas davantage recours aux IA. Il y a beaucoup de code superflu dans vos programmes. »

« Est-ce qu’on peut en parler plus tard ? »

«Bien sûr. Je vais allouer du temps pour ça sur votre agenda. »

« Peux-tu me sortir de là ? »

« Oui, si vous trouvez une pièce avec des portes étanches, je me suis arrangé pour ouvrir les sas et expulser le personnel dans le vide. »

Tonya se figea. Elle devait choisir ses mots avec soin.

« Janus… tu ne devrais pas faire ça… »

Il y eut un long silence.

« Je plaisante, Tonya. »

****

Janus voyait tout. Tous les systèmes de la plateforme militaire de l’UEE étaient à sa disposition, depuis la climatisation et l’évacuation des ordures jusqu’aux systèmes de sécurité et de défense. Janus pouvait suivre les mouvements de chaque soldat. Il guida Tonya à travers les couloirs tortueux, désactivant les caméras quand c’était nécessaire. Il avait déjà intercepté le message comm expédié à l’Advocacy pour signaler l’arrestation de Tonya et planifié une réponse.

Janus trouvait stimulantes les conversations avec Tonya. Lors de son vol simulé sur l’Artemis, Janus avait passé des décennies à discuter avec Arthur Kenlo et les autres ingénieurs.

Après que Janus les eut réveillés pour l’aider à réparer la panne du moteur, ils furent incapables de se remettre en stase avec le reste de l’équipage. Janus fit alors de son mieux pour s’occuper d’eux et les distraire. Ils vieillirent et finirent par mourir.

L’Artemis fut à nouveau plongé dans le silence pendant les quatre cents dernières années de la simulation.

Au cours de cette période relativement brève, Janus avait pris goût à l’interaction avec les humains. Leur logique était bancale, mais de tout un tas de manières plus fascinantes les unes que les autres –

Janus activa une alarme de pressurisation à l’autre bout de la station afin de détourner une patrouille sur le point de croiser la route de Tonya.

-les connexions créatives dont les humains étaient capables étaient incroyables. Cela manquait à Janus. Lorsque la simulation avait pris fin, il s’était retrouvé dans un état qu’il avait assimilé à du soulagement.

Il avait de nouveau quelqu’un à qui parler.

****

Tonya approchait du Fanal II. Une alerte d’intégrité de la coque fit déguerpir les équipes du hangar. L’espace d’une seconde, Tonya craignit que Janus allait réellement expulser les soldats dans l’espace, jusqu’à ce qu’il lui dise que la voie vers son vaisseau était libre.

Elle se précipita à bord et grimpa sur le siège de pilote.

« Janus ? »

« Je suis là, Tonya. »

« Tu es un faiseur de miracles. » Elle lança la procédure de démarrage du vaisseau. « Pouvons-nous décoller ? »

« Oui, Tonya. J’ai isolé le pont d’envol et bloqué toute commande manuelle en provenance de la passerelle. »

Tonya leva son regard vers la passerelle. L’officier judiciaire qui lui avait rendu visite dans sa cellule agitait les bras dans tous les sens et hurlait sur l’équipe de la passerelle, dont les membres paraissaient désemparés tandis qu’ils se démenaient, impuissants, sur leurs terminaux.

Le Fanal II prit son envol et fila vers l’espace. Elle croisa une escouade de Hornets de retour de patrouille. Son cœur chavira un instant, terrifiée qu’elle était à l’idée qu’ils soient au courant de ce qu’elle était en train de faire. Mais ils poursuivirent leur route sans se détourner et adoptèrent une formation d’atterrissage.

Tonya poussa ses moteurs à fond. Il ne leur faudrait pas longtemps avant de réaliser ce qui s’était passé. Elle comptait être le plus loin possible lorsque cela se produirait.

« Eh, Janus ? »

« Oui, Tonya. »

« Es-tu… » Elle réfléchit à la meilleure façon d’exprimer cela. « Es-tu toujours dans les systèmes des militaires ? »

« Non. Ce réseau était mal fichu et je n’aime pas me diviser. » Janus se tut un moment. « Pouvons-nous maintenant reprendre la discussion au sujet de la répugnance de l’UEE à utiliser des intelligences artificielles ? »

Tonya vérifia son plan de vol. Le cap était défini. La répartition de l’énergie était bonne. A moins que les forces de l’UEE soient déjà sur le coup, elle avait du temps devant elle. Elle s’empara d’une ration et s’installa confortablement dans son siège.

« Bien sûr. »

Leur débat dura des heures. Lorsque le Fanal II fut enfin à proximité du point de saut vers Kallis, les deux camps avaient gagné des batailles, mais aucun n’avait gagné la guerre.

Tonya suspendit le débat. Elle lança la trajectoire Nav appropriée avant que le Fanal II ne plonge dans le point de saut. Tonya sentit comme toujours son estomac se soulever tandis que le temps et la gravité étaient momentanément altérés. A l’extérieur, tout devint flou alors que le vaisseau semblait tout à la fois atteindre une vitesse incontrôlable et rester immobile.

Tonya fut stupéfaite par l’intense activité qui régnait lorsqu’elle émergea. Le système Kallis ressemblait à un immense chantier. Des vaisseaux-scans s’affairaient autour de quatre des planètes. Un laser de minage orbital entreprenait de forer la surface de Kallis IX, la plus petite planète et la plus éloignée.

Le Fanal II fut soudain ébranlé. Deux missiles, tirés quasiment à bout portant, frappèrent les boucliers. Avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre ce qui se passait, ses boucliers s’illuminèrent puis s’éteignirent. Des tirs de laser et des obus de gros calibre pilonnèrent le blindage sur un côté de son vaisseau. Elle ne parvenait même pas à obtenir un verrouillage pour identifier ses assaillants.

Elle tenta de manœuvrer pour s’extirper du traquenard, mais des tirs l’atteignaient où qu’elle se tourne. Des voyants d’alarme se mirent à clignoter frénétiquement. La coque était sur le point de rompre.

« Vous devriez aller chercher une combinaison spatiale, Tonya, » dit Janus, en s’emparant des commandes du vaisseau. Il effectua un plongeon pour esquiver les tirs. Tonya s’arracha du siège de pilote. De violentes embardées secouaient le vaisseau. La gravité artificielle peinait à se maintenir.

Tonya se rua vers son casier et en tira une combinaison. Une volée de tirs fendit le vaisseau en son milieu. Un hurlement strident menaça de percer les tympans de Tonya lorsque le vaisseau se mit à se vider de son oxygène.

Elle enfila brutalement le casque et activa la fermeture hermétique. L’ATH du casque s’alluma et contrôla l’étanchéité.

« Soyez prudente, Tonya, » dit Janus.

Une nouvelle rafale coupa en deux le Fanal II. Tonya fut aspirée dans l’espace. Elle se mit à tournoyer dans le vide à toute vitesse.

La combinaison de Tonya acheva son activation et se stabilisa. Elle se tourna pour voir les deux moitiés de son vaisseau s’écarter l’une de l’autre. Les lumières vacillèrent, puis s’éteignirent.

Ses assaillants l’encerclaient. Six vaisseaux, dont cinq lui paraissaient vaguement familiers. Et un qu’elle reconnaissait bien.

« Salut, Tonya,» dit Nagia. Son arrogance était déjà perceptible sur le comm.
… A SUIVRE
Source: Roberts Space Industries