« Gates, vous m’entendez ? »

Les mots éveillèrent la douleur. Gates s’en détourna pour se réfugier dans une tranquille bulle de néant.

« Augmentez la dose, il souffre. »

« Oui madame, » répondit une voix numérisée. D’une façon ou d’une autre, cela lui parut important et l’incita à tourner ses pensées vers son environnement immédiat. Il était plongé dans un fluide visqueux semblable à un gel : à la fois chaud et frais, doux, réconfortant.

Une cuve médicale. Il y pensa sans s’alarmer.

La douleur reflua. Gates flottait, prenant tout son temps pour reprendre ses esprits.

« Gates, vous m’entendez ? » Des détails se frayèrent peu à peu un chemin dans son esprit : une voix de femme, qu’il ne reconnaissait pas.

« Oui, je vous entends, » répondit-il d’une voix faible.

« Bien. Vous vous souvenez de ce qui s’est passé ? »

Des images s’immiscèrent dans sa tranquille petite bulle de conscience, et la firent voler en éclats.

Gates ouvrit subitement les yeux. Il fut tout d’abord aveuglé par la lumière éblouissante, mais parvint petit à petit à distinguer, debout près de lui, une femme séduisante d’âge indéterminé, les bras croisés par-dessus une combinaison de vol civile de bonne facture.

« Où est-ce- » commença-t-il avant de s’humecter les lèvres puis de réessayer, « Qui êtes-vous ? »

« Pour répondre à la première question : vous vous trouvez à bord de mon vaisseau. » Elle claqua des talons et lui montra son MobiGlas, « Quant à la deuxième question : je suis l’Agent Seabrook, de l’Action Spéciale. Vasser m’a désignée comme votre agent d’appui. »

« Vasser ? »

Seabrook claqua des doigts, « Reprenez-vous, Agent, et concentrez-vous : vous avez été envoyé ici par ?

Il se raidit. « Morgan. Ce fils de p- » la douleur lui cloua le bec lorsqu’il tenta de s’extraire de la cuve médicale, faisant ruisseler au passage du gel de la peau fraîchement recousue qui, par contraste avec sa chair sombre, ressemblait à de la peinture rose.

Elle leva la main, « Nous nous occuperons de lui, si c’est vraiment lui le coupable, maintenant que vous y voyez un peu plus clair. Réfléchissez un peu. »

On dira ce qu’on voudra de ma colère, elle a au moins le mérite de bien me dépoussiérer l’esprit. Gates se laissa retomber dans la cuve, ne laissant que son visage dépasser du gel. Il respira profondément plusieurs fois de suite, puis lorsqu’il fut suffisamment calmé, demanda : « Je croyais que Vasser m’avait envoyé seul ? »

« C’est bien le cas. On m’a ordonné de rester en arrière et hors de vue, ce que j’ai fait, du moins jusqu’à ce que je sois certaine qu’il n’y avait personne d’autre pour ramasser les morceaux dans l’autre camp. Sacrée bagarre. Une bagarre que vous avez gagnée, du moins selon certains critères. » Gates reconnut le sourire de prédateur qui s’étira sur son visage. Il avait bien souvent affiché la même expression.

Gates grimaça en se remémorant une image : par-delà son cockpit brisé et la verrière craquelée de son casque – l’Aurora du pirate en train de se disloquer sous les tirs de son dernier canon laser encore opérationnel.

« J’me croyais déjà mort. »

« Quelques heures de plus, et c’est ce qui se serait passé. C’est le temps qu’il vous restait avant de percuter l’une des petites lunes. En l’état actuel des choses, votre 325 est complètement bousillé et vous avez subi des dégâts nerveux au niveau de vos extrémités à cause des gelures provoquées par l’exposition au vide. Rien qui ne puisse être guéri par quelques heures de plus dans la cuve médicale. J’ai réussi à stabiliser l’orbite de votre vaisseau, mais il ne risque pas d’aller bien loin avant longtemps. »

Gates grogna. « Morgan va payer pour ça. Dès qu’il m’aura dit pourquoi. »

« Je présume que c’est de James Morgan que vous voulez parler ? »

« Clair que je parle de lui. Vous deviez être plus proche que Vasser ne le voulait, vu que vous savez à qui je parlais. »

« Je le sais parce que juste après que vous soyez parti, Morgan s’est pointé sur la plate-forme orbitale où vous aviez effectué vos réparations, escorté par des types qui n’avaient pas l’air de rigoler. »

« Sans déconner ? »

« Vous voyez le genre : des balaises qui gagnent leur pitance en jouant les durs et en surveillant très attentivement les alentours. Ils ne prenaient pas de gants non plus avec Morgan. »

Peut-être – je dis bien peut-être – que Morgan ne m’a pas volontairement balancé, finalement. Mieux vaut ne pas trop espérer, c’est comme ça qu’on vous pousse à la faute.

« Comment pouvez-vous être certaine qu’ils ne vous ont pas menée en bateau ? » demanda-t-il.

« J’étais sur place, » dit-elle en jetant un coup d’œil aux parois du vaisseau, « pour un peu d’entretien. »

Un nouveau soupçon se fit jour : « Comment vous saviez qui il était? »

« Vasser voulait que j’en sache suffisamment sur vous et vos contacts, donc elle m’a transmis votre dossier. »

Gates tordit ses lèvres pour former un sourire accentué par ses plaies, et demanda : « la version officielle, ou celle de l’Action Spéciale ? »

Elle lui renvoya un sourire éclatant qui se refléta jusque dans ses yeux marrons. « Les deux. Beau parcours. »

« Je suis plus tout jeune, vous savez. J’ai parcouru beaucoup plus de chemin que vous . »

« Ouais, mais nous savons tous deux que ce n’est pas ce que je voulais dire. Je dois dire que je ne pensais pas rencontrer une légende vivante, et encore moins sauver son petit cul d’une mort certaine. »

Il détourna le regard. « La flatterie vous ouvrira toutes les portes. »

« Même celles que je ne veux pas ouvrir ? » répondit-elle avec malice.

La cuve médicale fit retentir une alarme lorsque son ricanement lui déchira une bande de peau le long des côtes. Mince, ma combinaison a dû ramasser quand le cockpit a lâché, songea-t-il dans un éclair de douleur.

Lorsqu’il se sentit un peu mieux, elle était là, en train de lui sourire : « Je suis sérieuse, vos exploits méritent d’être lus. Surtout la fin : vous avez vraiment démantelé toute la bande du Docteur Pantroski en une seule nuit ? »

« C’est bien le cas. »

« Votre Agent-Inspecteur de l’époque, elle n’avait pas aimé ça. »

« Non, effectivement. J’avais des raisons de croire que Pantroski avait le meurtre de quelques agents de l’Advocacy sur la conscience. »

« Et alors ? »

« Oda trouvait que je n’avais pas assez de preuves. J’étais pas de son avis. Au bout du compte, c’est moi qui avait raison. »

« Et Oda a presque réussi à vous faire virer de l’Advocacy à cause de ça. »

« Presque. J’ai eu encore plus chaud, une fois ou deux. »

« Et moi donc, toujours sous les ordres d’Oda, » son sourire de prédateur refit surface. « Tout ce que veut Oda, c’est faire bonne impression auprès du Directeur. Elle m’a fait inculper, une fois : il y avait soi-disant des ‘irrégularités’ dans l’une de mes enquêtes. » Elle haussa les épaules. « J’avais juste fait apparaître quelques ‘irrégularités’ sur la face de cette ordure d’esclavagiste violeur. Je devais l’empêcher de refaire… ce qu’il avait fait… à quelqu’un d’autre… » Pour avoir déjà lui-même montré ces expressions, Gates les reconnut sans peine lorsqu’elles se manifestèrent sur le visage de Seabrook tandis qu’elle racontait son histoire : le dégoût face à ce qu’avait commis le pirate, le malaise suscité par sa propre réaction, tout ça tempéré par l’assurance que ces actes avaient été absolument nécessaires. Gates avait appris à la dure qu’il était plus facile de maintenir ce masque de confiance durant le jour. Au cours les longues heures de la nuit, le sommeil abaissait toutes les défenses et laissait libre cours aux cauchemars.

Il ressentit un brusque besoin de changer de sujet et demanda, « Vous n’avez pas vu les mécanos qui ont saboté mes nacelles lance-missiles, par hasard ? »

« Non. »

« Vous savez si Morgan est toujours là-bas ? »

« Il n’y est pas. » La déception de Gates dut se faire sentir, car elle enchaîna très vite : « J’ai réussi à identifier la barge sur laquelle il a été embarqué. Il est toujours dans le système, sur Corel II. Ou plus précisément, en orbite autour d’elle à bord d’une autre station spatiale, propriété d’une certaine Anselm Holding LLC. »

« Je suis censé reconnaître le nom de cette entreprise ? »

« C’est à elle qu’appartient Nemonautics. »

« Celle-là même qui a facilité le sabotage de mon vaisseau. Un peu trop facile »

Elle leva un sourcil.

« Je me méfie des conclusions hâtives. »

« Moi aussi, du coup j’ai fait quelques vérifications pendant que vous vous remettiez. Comme c’est une entreprise privée, il y a très peu d’informations disponibles, mais ils ont surgit de nulle part il y a trois ans, rachetant au passage pas mal d’entreprises de transport et plusieurs installations orbitales de maintenance, sans que l’on sache comment ils pouvaient financer tout ça. »

« Une couverture ? »

« Absolument, même si je serais bien incapable de dire qui se cache derrière. »

« C’est quel genre de station spatiale ? »

« Elle s’appelle ‘Harmony Maintenance et Transbordement’ et ressemble beaucoup à celle qui se trouve en orbite autour de Nemo. »

« Y’a d’autres entreprises qui y louent des locaux ? »

Elle jeta un rapide coup d’œil à son MobiGlas. « Non. »

« Des défenses ? »

« Systèmes anti-météorites classiques. »

Il opina du chef et vint s’accrocher au rebord de la cuve médicale, faisant dégouliner du gel le long de ses doigts, « Faut que je reste là-dedans combien de temps ? »

« D’ici quelques heures, vous devriez être suffisamment retapé pour reprendre une activité pas trop exigeante. »

« Bien. Alors il nous faut juste un autre vaisseau. »

« Nous ? »

Gates ne s’était même pas rendu compte de la décision qu’il avait prise concernant Seabrook jusqu’à ce qu’elle l’interpelle. Il la regarda droit dans les yeux. « Oui. J’ai besoin de votre aide, Agent Seabrook. »

Seabrook soutint longuement son regard, pesant visiblement le pour et le contre. « D’accord. Vous comptez faire quoi ? »

« On file chercher Morgan. S’il est retenu contre son gré, on le délivre, sinon on l’embarque pour l’interroger. »

Elle pointa du doigt la cuve médicale, « Vous ne serez pas complètement guéri avant longtemps. Je ne vois pas comment vous allez faire pour monter à bord sans déclencher les alarmes. »

« Ce n’est pas moi qui vais m’infiltrer à bord de la station, c’est vous. Si vous vous faites repérer, ils s’attendront à ce que vous vous repliez vers le vaisseau à bord duquel vous êtes arrivée. C’est pour ça que je serai sur un autre vaisseau, prêt à intervenir pour vous extraire tous les deux si jamais les choses en arrivaient là. »

« Pas de mandat ? »

Il se contenta de la dévisager.

Embarrassée, Seabrook détourna le regard. « Je sais, c’est une question idiote. »

« Bon, vous savez où on pourrait trouver un vaisseau bas-de-gamme rapidement, discrètement et pour pas cher ? »

« Il se pourrait que je connaisse un type qui puisse avoir ça. »

Gates sourit et changea de sujet, « Vous faites partie de l’Advocacy depuis longtemps ? »

« Presque vingt ans, pourquoi ? »

« Je vous rappelle que je n’ai pas eu l’occasion de lire votre dossier. Et bien que les membres de l’AS soient en général plus durs à la tâche que les autres agents de l’Advocacy, je pourrais affiner mes plans si j’en savais un peu plus sur votre profil. »

« Je fais partie de l’AS depuis sept ans. »

« Ah, ça explique pourquoi je ne vous ai jamais croisée. »

Elle approuva d’un signe de tête, « Je suis arrivée juste après qu’on vous ait envoyé travailler sous les ordres d’Oda. L’Action Spéciale avait besoin d’un expert dans le traitement des données ayant l’expérience du terrain. Je pense que les Agents-Inspecteurs nous ont échangés l’un contre l’autre. »

Experte dans le traitement des données, voilà qui explique pas mal de choses et pourrait être utile.

« Les bureaucrates obsédés pas leur carrière personnelle aiment que tout soit bien ordonné, » dit-il pour poursuivre la conversation.

Elle renifla, « Mais avec vous, Oda a eu affaire à plus forte partie que prévu, hein ? »

« C’est le moins qu’on puisse dire. Espérons que Morgan, ou ceux qui le détiennent, pourront en dire autant. »

… À suivre

Traduit de l’anglais par Baron_Noir, relecture par Hotaru. Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13210-A-SEPARATE-LAW-PART-SIX

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