« Coupable. »

Stroller émit un gémissement de dénégation.

« Coupable. »

« Coupable, » annonça avec délectation la présidente du Conseil du Tribunal Restreint.

Ça fait toujours plaisir de voir quelqu’un aimer son travail, songea Gates. Il était assis seul dans la pénombre de la galerie supérieure du tribunal. Officiellement, il n’était pas censé être là. De par sa mise à pied, il lui était interdit d’assister aux affaires qui se déroulaient ici.

Cela ne l’avait nullement empêché d’écouter Seabrook et une équipe de spécialistes de l’information attester des crimes de Stroller. Avant même la fin de l’intervention de Seabrook, Gates savait déjà que les juges n’auraient pas d’autre choix que de parvenir à la bonne conclusion.

Stroller se mit à sangloter lorsque le premier juge rendit sa sentence, « Gilles Conrad Stroller, ayant été reconnu coupable de trahison et d’avoir abusé de la confiance que vous avait accordée la Navy, les Citoyens et l’État de l’UEE, je vous condamne à être exposé au vide jusqu’à ce que mort s’ensuive. »

Stroller criait son innocence lorsque le second juge répéta : « Gilles Conrad Stroller, ayant été reconnu coupable de trahison et d’avoir abusé de la confiance que vous avait accordée la Navy, les Citoyens et l’État de l’UEE, je vous condamne à être exposé au vide jusqu’à ce que mort s’ensuive. »

La présidente adressa un geste à l’un de ses greffiers, qui coupa le haut-parleur de la cellule de Stroller. Les protestations du condamné furent coupées au beau milieu d’un cri suraigu. La présidente conclut par les paroles d’usage: « J’approuve la décision de mes confrères, la sentence doit être exécutée immédiatement. »

Des émotions à la fois puissantes et contradictoires affluèrent en lui. Gates n’était pas tout à fait certain de ce qu’il ressentait : parler de satisfaction, ou d’un sentiment de justification de ses actes, eut été excessif. Faute d’une meilleure expression, il était en paix.

Alors qu’il se levait pour s’en aller, il aperçut Seabrook dans la galerie en contrebas, en train de lever les yeux vers lui. Gates lui retourna son regard, se demandant ce qu’elle voulait.

Seabrook finit par indiquer la sortie d’un geste du menton.

Il hocha la tête et prit le chemin des escaliers pour descendre à sa rencontre. Ses jambes, toujours convalescentes, le ralentissaient au point de rendre sa marche difficile, donc hors de question de se précipiter. Les soignants disaient qu’il avait subi des dégâts nerveux trop importants, si tôt après son précédent passage par une cuve médicale. À tel point qu’ils jugeaient improbable qu’il puisse un jour retrouver tous ses moyens. Ils étaient cependant parvenus à remplacer les doigts qu’il avait perdus.

Par contre, pour le reste – la peur que je ressens à la vue d’une combinaison de vol – je ne sais pas si j’arriverai un jour à en enfiler une de nouveau, pensa-t-il en boitant dans la direction de Seabrook.

Il claqua des talons et lui adressa un signe de tête. « Bien joué, Agent Seabrook. »

« Rien n’aurait été possible sans vous, Gates. » Elle examina son visage et remarqua la collection de nouvelles cicatrices qu’il allait devoir porter pendant un certain temps. « Il parait que vous en avez bavé. »

Il haussa les épaules et désigna ses cicatrices de la main. « Rien que quelques bobos que les soignants n’ont pas réussi à effacer. » Et comme elle méritait de connaître la vérité, il se tapota la tempe, « en plus de ces cons de psys qui ont farfouillé un peu là-dedans, on m’a dit que je n’irai pas mieux tant que mon corps n’aura pas décidé de répondre à l’échelle cellulaire à de prochaines thérapies régénératives. »

Elle ne parvint pas tout à fait à dissimuler une grimace. « Mais vous avez atteint votre objectif. »

« Oui. Il paraît qu’aussitôt la nouvelle de la disparition du Cerf Blanc connue, les organisations criminelles dans pas moins de sept systèmes ont subi des changements soudains et violents de dirigeants, ou se sont simplement fragmentées en des bandes plus petites. Il y a un ou deux systèmes où nous ne savions même pas que c’étaient Les Inconnus qui étaient aux commandes. »

Elle acquiesça d’un signe de tête, « C’est ce que j’ai entendu. Et qu’en est-il de la division des Enquêtes Internes ? On m’a dit qu’ Oda a dansé de joie lorsque la DEI est venue la voir dans le cadre de son enquête. »

Gates sourit de toutes ses dents. Il s’était vu dans le miroir et savait que ses cicatrices produisaient un résultat dépourvu de la moindre trace d’humour et de nature à faire se pâmer les âmes sensibles. « C’est réglé. »

Elle haussa les sourcils. « Quoi ? Comment ça ? »

Il agita la main de façon évasive, « J’ai des amis du genre louche et je dispose de pouvoirs mystérieux. »

Elle renifla.

« Ce n’est pas parce que je bosse sur le terrain que je ne sais pas comment m’y prendre pour marquer des points dans les intrigues de bureau. Et ce n’est pas parce que je refuse d’utiliser mes sombres pouvoirs pour grimper les échelons, que je ne peux pas les utiliser pour des trucs importants. »

« Comme par exemple une réintégration en bonne et due forme ? »

Il montra ses jambes, « Pas encore, mais dès que je serai à nouveau en état de bosser, je m’y remettrai. Si Vasser veut toujours de moi, évidemment. »

« Elle m’a demandé de vous parler. »

« Ah bon ? » demanda-t-il, un peu vexé.

Elle sourit en comprenant sa réaction, « Je serais venue vous voir de toute façon, elle voulait simplement que je vous répète mot pour mot… » Elle fronça les sourcils en se mettant à réciter : « Problème réglé, mais la solution est-elle à présent un problème ? » Elle le dévisagea. « Vous comprenez ce qu’elle a voulu dire ? »

Gates hocha la tête en ricanant.

« Ça vous ennuierait de me mettre au parfum ? »

« Elle veut savoir si je suis prêt à revenir et si une fois revenu, je saurai me tenir au lieu de traquer les connards de la DEI qui nous ont obligés à tout arrêter. »

« Et donc ? »

« Vous savez, ces amis du genre louche dont je vous ai parlé ? »

Elle hocha la tête, « Oui ? »

« Ils ont trouvé un joli trou bien éloigné dans lequel fourrer l’Agent Neustedt. D’après ce qu’on ma dit, les prisonniers y sont ravitaillés une fois par an, que cela leur plaise ou non. »

« Mais alors pourquoi Vasser craindrait-elle de vous voir les pourchasser, si – »

« Oh, il n’a pas encore fini d’être interrogé par le Comité Sénatorial de Supervision des Affaires de l’Advocacy, du coup Vasser n’est pas au courant de ce qui se prépare, mais je sais de source sûre qu’il sera très surpris de découvrir les résultats de la session, jusqu’au moment où on lui passera les menottes. »

Elle éclata de rire, « Vous n’avez pas osé ? »

« Oh que oui. J’ai osé. »

« Rappelez-moi de ne jamais vous marcher sur les pieds. »

« Je n’y manquerai pas. Et en ce qui vous concerne ? »

Elle redevint sérieuse. « Je suis toujours affectée à la Boîte Noire, mais j’ai entendu des rumeurs évoquant mon transfert vers la division des cybercrimes au QG. »

« Et vous en pensez quoi ? »

Elle haussa les épaules, « J’en sais rien. Je ne suis plus tout à fait certaine d’être faite pour l’Action Spéciale. »

« Quoi ? »

« Vous m’avez bien entendue. Je ne sais plus vraiment si j’ai toujours envie faire notre type de boulot. En fait, je ne suis même pas sûre d’avoir jamais été faite pour ça. »

Gates secoua la tête, « Mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ? »

« Je ne peux pas faire ce que vous faites. »

« Personne ne vous l’a demandé. Écoutez, vous êtes exactement le type d’agent dont l’Advocacy a besoin à l’Action Spéciale. »

Elle ouvrit la bouche pour le contredire, mais il poursuivit, « Et je le pense vraiment. Lorsque j’ai dit que je devais partir pour faire ce qui devait être fait, vous m’avez obligé à me calmer et à bien réfléchir. Et lorsque j’ai déclaré que c’était la bonne voie à suivre, vous m’avez non seulement laissé agir, mais vous m’avez même soutenu parce que j’étais un collègue qui se mettait en danger. Dans mon esprit, vous avez manifesté toutes les qualités dont Vasser et l’Action Spéciale ont besoin. Sans compter la façon dont vous êtes parvenue à garder votre sang-froid quand nous avons tenté d’enlever Morgan et que tout s’est mis à foirer. Non, vraiment, je pense que vous êtes exactement ce qu’il faut à l’Action Spéciale, Seabrook. »

Elle ne semblait qu’à moitié convaincue. « Mais je ne pourrais jamais suivre cette, comment vous avez appelé ça ? Cette ‘loi à part’. Je ne peux vraiment pas. »

« Et ce n’est pas sans raison, mais pourquoi croyez-vous que j’ai tenu aussi longtemps que ça ? »

Elle se mit à rire encore une fois, « Parce que vous refusez d’arrêter ? »

« Mais sérieusement, vous ne voyez vraiment pas ? »

Elle haussa les épaules.

« Parce qu’il y a très peu de gens capables de faire ce que je fais. Des gens qui peuvent s’enfoncer dans les ténèbres pour faire… ce que je fais, puis revenir. La plupart des gens sont incapables de – » il tendit les deux mains, peinant à trouver ses mots, « – de se débarrasser suffisamment de la puanteur pour pouvoir à nouveau se plier aux règles normales une fois qu’ils se sont plongés dans les ténèbres. Ils partent à la dérive, se couvrent de sang, s’imaginent qu’ils gagneront plus d’argent en tant que tueurs à gages, ce genre d’absurdité. » Il regarda Seabrook droit dans les yeux, « Qu’importe le nombre de fois où j’ai été obligé de me plonger dans les ténèbres, j’en suis toujours revenu. »

« Pourquoi ? »

Il sentit une profonde tristesse l’envahir. « Trop bête pour vivre, trop vieux pour changer, j’imagine. »

Elle tendit la main et lui toucha le bras, « Ce n’est pas la vraie réponse, n’est-ce pas ? »

« Non, effectivement. Mais voici toujours un élément de vérité : lorsque que je me tiens dans le sas, juste avant de me jeter dans le grand vide, et que quelqu’un m’arrête pour me demander si ce que je m’apprête à faire est juste, ça m’aide un peu à retrouver mon chemin par la suite. Quelqu’un comme vous, Agent Seabrook. »

Elle renifla. Gates était presque sûr d’avoir vu briller une larme avant qu’elle ne détourne le regard.

« Bon sang, Gates, vous vous écoutez parler, des fois ? »

« J’évite. Pas envie de devenir fou. »

FIN

À propos de l’auteur :

Griffin Barber est un policier expérimenté au sein d’une brigade de premier plan. Il profite de son temps libre pour raconter des histoires fictives qui se passent bien loin et parlent de gens qu’il ne rencontrera jamais (ne serait-ce que parce qu’ils n’existent pas). Plusieurs de ses histoires courtes ont été publiées dans la Grantville Gazette de l’univers 1632. Son blog, « The Ranting Griffin », offre une vue imprenable sur ce qui se passe à l’intérieur de son crâne, pour autant que vous vous intéressiez à pareilles horreurs.

Traduit de l’anglais par Baron_Noir, relecture par Hotaru. Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13286-A-SEPARATE-LAW-PART-TWELVE
Traduction soumise à la licence CC By SA 3.0. Vous êtes libre de copier et réadapter ce texte en mentionnant les auteurs originaux, les traducteurs et la source. Merci !

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