Les mots sont de petites créatures très puissantes. À eux seuls, les bons mots, des gros mots par exemple, ont une certaine puissance. Mis bout à bout pour former des phrases, ils peuvent provoquer un sentiment de crainte chez la personne qui les entend. La phrase qui provoque toujours le plus de crainte chez moi, c’est “Il y a quelque chose que vous devriez savoir.”

Cayla Wyrick prononça exactement cette phrase alors que nous nous propulsions loin des restes endommagés d’Orbital Supermax.

“Est-ce que cela peut attendre ?” demandai-je. Nous avions fini de nous ravitailler en carburant auprès du tanker, et j’étais sur le point de répondre à une transmission envoyée par Morgan. Il était actuellement aux commandes du second chasseur de notre flotte de trois vaisseaux.

“Je ne pense pas”, dit Cayla. “Je sais qui est Martin Browning.”

Je relâchai lentement l’accélération. Martin Browning était au cœur de tout ce qui nous était arrivé ces quelques derniers jours. Il était la raison pour laquelle les Chiens de Nova avaient d’abord attaqué la station. Les morts de centaines de personnes pouvaient directement être attribuées à sa présence sur OSP-4. “Je commençais à croire qu’il n’existe pas.”

“Il n’existe pas”, dit Cayla. “C’est un pseudonyme. C’est pour ça que nous ne l’avons pas trouvé lors de notre première recherche.”

Ça n’avait pas de sens. Des tas de prisonniers, si ce n’est tous, ont des pseudonymes. “Je croyais que les pseudonymes étaient par défaut inclus dans les recherches ?”

“C’est le cas. C’est ce qui m’a perturbée. Mais il n’y a pas grand chose à faire quand vous êtes otage, et le Tevarin avec un accès direct à la salle des serveurs. Son dossier était censuré, mais j’ai pu le consulter.”

J’avais essayé plus tôt de chercher son nom, et Cayla s’y était formellement opposée. Qu’est-ce qui avait changé ?

“J’avais beaucoup de temps pour réfléchir”, m’avoua-t-elle après que je lui aie demandé. “Kilkenny risque gros. À chaque heure, les chances que quelqu’un signale sa petite opération à l’UEE augmentent. Mais il est toujours là. Pourquoi ? Qu’est-ce qui rend ce Browning si spécial ? J’ai consulté son dossier, mais pas parce que je voulais le livrer aux Chiens de Novas. Je pensais qu’il pourrait peut-être nous aider. Et il s’avère qu’il nous a bel et biens aidés.”

“C’est Morgan, pas vrai ?” demandai-je, avec une certitude amère. C’était l’un des deux seuls prisonniers du bloc de sécurité maximale. S’il s’agissait bien de Browning, alors il s’était tu alors que des centaines de personnes se faisaient tuer. D’un autre côté, sans son aide, nous ne serions jamais sortis de la station ni n’aurions passé le blocus des Chiens de Nova.

“Que faisons-nous ?” demande-t-elle.

Je n’en avais pas la moindre idée. “Pour quoi a-t-il été arrêté ?”

“Le dossier ne le mentionnait pas. Cette partie du dossier était si bien sécurisée que je n’ai pas pu y accéder, même avec les codes qui m’ont été confiés après que Kilkenny ait détruit le pont de commandement”, m’avoua Wyrick.

J’entendis la voix de Morgan dans un comm. “Tout va bien, Nylund ?”

Je me tournai vers elle, mais aucune expression ne se lisait sur son visage. Je répondis au comm. “Tout va bien. Konicek est avec nous. Où en est votre carburant ?”

“En berne”, dit-il. “Bonne ou mauvaise nouvelle : j’ai désintégré deux biroutes. D’autre part, j’en ai trois qui me collent aux basques, et il y a ce transporteur et qui se tient entre nous et la porte de saut. Vous voulez bien nous aider ?”

J’hésitai un instant. Je pouvais voir la fusée de Morgan s’épuiser, et trois étoiles se distinguant du reste du panorama qui filaient rapidement dans sa direction. Le logiciel de ciblage les indiqua toutes les trois, traçant des vecteurs et les analysant à la recherches de points faibles.

“Konicek, on se sépare.” La perche de ravitaillement se retira quelque part au-dessus de moi et se rétracta dans le tanker.

“Ici le Caporal Smyth, monsieur. M. Konicek… observe l’espace depuis vingt minutes déjà. J’ai peur de le réveiller”, m’annonça la réponse sur le comm. Smythe était l’un des mécanos qui avaient aidé Konicek à réparer le tanker. J’avais un peu pitié de lui et des autres. “Restez loin du feu d’artifice. Morgan vient se ravitailler. Quand il aura terminé, dégagez de là en vitesse.”

L’ombre que produisait le vaisseau ravitailleur se redressa puis décrocha sur le côté comme une baleine qui remonte et disparu sous nous.

“Tout est paré ?” demandai-je.

“Vous êtes certain que c’est la chose à faire, Avery ?” demanda Cayla. “Tout ce que nous aurions à faire, c’est d’annoncer à Kilkenny que Morgan est Martin Browning et il nous laissera passer.”

“Nous n’avons pas le choix. Nous avons besoin de Morgan pour franchir le blocus. On s’occupera de cette histoire de Browning de l’autre côté du point de saut.” Je ne pu m’empêcher de marmonner “si nous y arrivons” dans ma barbe. Le gros des Chiens de Nova était loin derrière nous, mais deux chasseurs vieillots contre trois véhicules modernes et un transporteur blindé ne faisaient pas bon ménage. En plus de tout cela, il y avait quelques marques suspectes sur le radar dont je ne voulais pas me préoccuper.

Je démarrai en trombe les moteurs du Cutlass. Nos chasseurs avaient été réglés pour intercepter les prisonniers en fuites et je savais que je devrai garder un œil sur ma consommation d’énergie, mais la vitesse ajoutée me donnait un sacré avantage en combat. Je décrochai au large, en espérant que les trois chasseurs soient si concentrés sur Morgan qu’ils ne me remarqueraient pas arriver à six heures. Quand j’eus l’impression d’avoir échappé à leur vigilance, j’augmentai la propulsion à son maximum et je vidai mes balles sur eux. L’un des chasseurs partit en fumée après quelques salves et les deux autres se dispersèrent. Je virai sur ma gauche pour en traquer un et remarquai que Morgan parti à la poursuite de l’autre biroute. Après qu’on les eut achevés, il se rendit auprès du tanker pour refaire le plein.

J’étais sur le point de le contacter par radio lorsque je réalisai que mon comm était toujours ouvert. J’essayai de me rappeler de la dernière transmission que j’avais envoyée. Personne n’avait dit quoique ce soit durant le combat. Je sentis le sang me monter aux joues. C’était avec le Caporal Smythe. Ce qui signifie que Morgan et tout le monde à bord du tanker avait entendu Cayla l’identifier comme étant Martin Browning.

Ma main était figée au-dessus du bouton de comm. Nous avions assez de carburant pour disparaître dans l’espace avant que Morgan ne parte à notre poursuite. Nous pourrions le semer si nous partions maintenant. Je fermai le comm et enfonçai la manette des gaz.

“Euh… Avery ?” lança Cayla depuis le siège arrière. “Ne devrions-nous pas attendre Morgan et Konicek ?”

Je maintins ma main en position. Je plaçai mes boucliers vers l’avant. Ce serait difficile de dépasser seul le transporteur blindé de Kilkenny, mais nous n’avions pas le choix. Il n’y avait aucune chance que Morgan nous laisse vivre maintenant qu’il savait que nous connaissions la vérité. “Il sait que nous savons.”

“Oh”, dit-elle. Je pouvais l’entendre s’enfoncer dans son siège. Elle s’était toujours montrée intelligente. Je suis sûr qu’elle a compris ce qu’il s’était passé.

Le transporteur apparu en visuel, gigantesque. L’ATH me renseigna sur ses caractéristiques et mis en surbrillance le canon à particule inquiétant que j’avais pu apercevoir sur le pont d’envol. Le transporteur n’était pas très maniable, mais il se tenait entre nous et le point de saut, et il possédait un armement suffisant pour poser un sérieux problème à quiconque essaierait de passer outre. “Les choses vont se gâter”, la prévins-je tout en vérifiant les boucliers.

Tout à coup, le transporteur se mit en branle et se propulsa loin du point de saut. Mais pas dans notre direction.

Salutations mon vieil ami, mon vieux Némésis, dit une voix sur le canal public que j’avais reconnu comme étant celle du Capitaine des Chiens de Nova : Martin Kilkenny. Es-tu surpris que je sache qui tu es vraiment, Martin Browning ? Tu revêts l’apparence d’un roi pirate, mais l’homme qui se cache en-dessous appartient à l’UEE. Je suis venu me repaitre de ta chair et m’habiller de ta peau, et je dirigerai les royaumes pirates en tes lieu et place.

“Il s’adresse à nous en direct, n’est- pas ?” demande Cayla.

“En chair et en os”, répondis-je. “Le Caporal Smyth a du balancer Morgan à Kilkenny. Mais la bonne nouvelle, c’est que nous avons la voie libre vers le point de saut.”

Au lieu de lui tirer dessus, je coupai les moteurs et nous laissai dériver. Le transporteur disparaissait derrière nous. Il était de toute évidence trop puissant pour qu’un seul chasseur lui tienne tête. Ma main se dirigea vers la manette des gaz puis retomba. Je pianotai sur les commandes. Regardai par-dessus mon épaule. Me retournai à la construction qui se tenait au niveau du point de saut.

Cayla ne dit rien, ne demandant même pas pourquoi nous nous étions arrêtés.

“Fait chier”, dis-je en nous faisant faire demi-tour tout en mettant les pleins gaz.

“Vous faites la bonne chose”, dit-elle.

“C’est génial. Je suis content que ma thérapie progresse aussi bien”, répliquai-je aussitôt pour le regretter aussi vite. Cayla était devenue plus que ma thérapeute. Je la respectais. Non, c’était bien plus que ça. Je ne savais pas comment le décrire précisément. Ou du moins, je ne voulais pas admettre que je savais comment le décrire.

Morgan était encore à la pompe. Smythe a dû ralentir le remplissage pour le piéger.

Ma console s’éclaira de douzaines de signaux en provenance d’OSP-4. Kilkenny avait trouvé son homme et resserrait les mailles du filet autour de lui. Les choses allaient sévèrement se corser, et très vite.

Soudain, j’entendis un tir fuser sur le système de comm et un râle. “La voix est libre, patron”, dit Herschel Konicek. Le vieux fou était revenu à la vie au bon moment.

“Je savais que je pourrais compter sur toi, Herby”, dit Morgan. “Ma jauge se remplit vite.” Il y eut une pause. “Vous vous êtes perdu sur le chemin du point de saut, Nylund ?”

“Oui, mais pendant que je suis là, il faudrait peut-être qu’on fasse un peu le ménage”, dis-je en verrouillant le transporteur. Je lui tirai dessus, mais il n’essaya même pas d’éviter. Au lieu de ça, des canons montés à l’arrière répliquèrent et nous avons cette fois été forcés de virer de bord. Nous allions vite, mais sans missiles, je ne pouvais pas diriger assez de puissance de feu sur le transporteur pour neutraliser ses boucliers.

Par chance, Morgan se détacha de la perche de ravitaillement et s’éloigna de Konicek. Avec une poussée des propulseurs, il était de retour au combat.

Soudain, je fus projeté violemment contre la verrière. Le paysage étoilé tournoyait tout autour de moi, et je réalisai que nous avions été touchés par l’énorme canon à faisceau à particules situé à l’avant du transporteur. Pendant que j’observais Morgan, le canon pivota dans ma direction et fit feu. Mes commandes ne répondaient pas et mes instruments étaient morts. Une pensée funeste me traversa l’esprit. “Cayla ?”

“Je vais bien”, dit-elle. “Un peu secouée, mais ça va.”

Je fis un rapide état de la situation. Nos boucliers étaient neutralisés et il y avait une petite faille dans la coque, mais nous n’avions pas de fuite d’air et la centrale énergétique, bien que coupée, ne semblait pas avoir été endommagée. Se pourrait-il que ça soit un acte volontaire ? Je n’en savais rien.

“Que puis-je faire pour me rendre utile ?” demanda Cayla.

“Je ne sais pas”, maugréa-je. Mon poing s’abattit sur le panneau de contrôle.

Le transporteur de Kilkenny se détourna de nous, ne se focalisant plus que sur le chasseur de Morgan. Des tirs fusaient entre eux. Le transporteur misait tout sur l’attaque au détriment des déplacements. Au lieu d’éviter les tirs de Morgan, il se tenait là et les encaissait, sans inquiétude aucune. Il commença à dériver dans notre direction.

Je redémarrai les systèmes et, après leur calibrage, mes instruments s’éclairèrent et se remirent en marche. Les armes et les boucliers étaient toujours désactivés, à l’exception d’un canon qui passait d’activation à désactivation. C’est celui qui restait sur ma tourelle canard, que j’avais endommagée lors de ma rencontre avec la station.

Nous étions tellement près du transporteur de Kilkenny que nous ne pouvions le rater.

“Faites qu’il tire”, priai-je avant de marteler la détente. L’énergie s’abattit sur le transporteur et il y eut une explosion aveuglante. Nous fûmes écrasés dans nos sièges puis tout devint noir alors que les vitres se polarisèrent. Lorsqu’elles redevinrent normales, nous vîmes la coque perforée du transporteur s’éloigner de nous en tournoyant.

“Je nous croyais morts”, dit Cayla à bout de souffle.

“Pas. Encore.” dis-je tout en mettant les gaz pour suivre Morgan en direction du point de saut. Alors que nous nous approchâmes, deux lasers parallèles partirent du Hornet, et nous nous retrouvâmes subitement sans module de saut.

Puis sa voix apparu sur le comm. “C’est bon, ne paniquez pas, la bonne doctoresse et vous allez devoir rester dans ce système pendant que je pars, Nylund. Ne vous inquiétez pas, les Chiens de Nova n’ont rien d’autre à vous envoyer.”

“Pourquoi faites-vous ça ?” demandai-je.

“Rien de personnel. Je ne peux pas me permettre de vous laisser me suivre. Il doit y avoir une équipe de l’UEE en chemin pour Supermax en ce moment-même. Ils vous trouveront avant que vous ne veniez à manquer d’air. Alors restez sagement assis. Je suis sûr que vous trouverez un moyen de passer le temps, les tourtereaux.”

Puis il nous abandonna. Nous regardâmes la traînée brillante de sa disparition soudaine dans l’inter-espace.

“Il nous a appelés tourtereaux”, dit Cayla avec une pointe de curiosité. “Vous ne… ?”

“N’y a-t-il pas quelque chose qui vous interdit de fréquenter vos patients ?” demandai-je en me tournant vers elle.

“Si”, dit-elle, un peu déçue. “Je crois bien que si.”

Je décrochai mon harnais puis inspectai la cabine. Il n’y avait pas beaucoup de place, mais je suis sûr qu’après tout ce que nous avions traversé, j’étais sûr qu’on se débrouillerait. Je relevai un sourcil et arborai un large sourire. “Dans ce cas, vous êtes renvoyée.”

Fin

À propos de l’auteur :

Jordan Ellinger fut qualifié “d’extraordinaire” dans une critique étoilée de Publishers Weekly. Il est membre de l’Association des Auteurs de Science-Fiction et de Fantasy (SFWA en anglais), premier prix du concours “Écrivains du futur”, diplômé du prestigieux atelier d’écriture Clarion Wester, scénariste récompensé et auteur de plus de 20 œuvres de fiction, que ce soit des séries populaires ou bien des séries dérivées (par exemple pour “Warhammer” et “Star Citizen”). Il a collaboré avec des auteurs à succès international comme Mike Resnick et Steven Savile (avec qui il a coécrit “Martyrs”, un thriller militaire). Il est également concepteur de jeux. Son jeu le plus récent, Dragon Assault, vient tout juste d’être lancé sur Facebook.

Traduit de l’Anglais par Hotaru, relecture par Aelanna – Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/14140-Orbital-Supermax-Episode-Eleven
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Traduction soumise à la licence CC By SA 3.0. Vous êtes libre de copier et réadapter ce texte en mentionnant les auteurs originaux, les traducteurs et la source. Merci !

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