La première course : épisode onze

Par Thomas K. Carpenter

Lorsque la porte s’ouvrit, laissant percevoir le bavardage de deux officiers qui passaient devant, je m’attendais à ce que le Capitaine Hennessy se tienne derrière. Si vous m’aviez demandé de deviner, avant que les portes ne s’ouvrent, je n’aurais jamais trouvé la bonne réponse. Même si j’avais jusqu’au dernier souffle de l’Univers pour réfléchir.

Au cours de mes vingt années de vie dans l’Empire, mon père n’avait jamais quitté la Horde Dorée. Jusqu’à aujourd’hui.

Au premier regard, je n’arrivai pas à croire à quel point il avait grisonné. Et les petites touffes de poils qui sortaient de ses oreilles, que ma mère avait l’habitude de lui faire tailler, avaient poussé au-delà de tout contrôle.

Mais c’est son visage qui me surprit le plus. Je m’attendais à de la rage, ou à l’un de ses regards noirs qui ont fait sa réputation, mais pas un à calme plat.

Son regard avait la même expression qui m’avait marquée lors des funérailles de ma mère : vitreux et perdu, comme si la moindre émotion qu’il avait pu ressentir auparavant avait été noyée par le chagrin et transformée en boue.

Il demeura debout avec ses mains posées sur la chaise. Je l’avais rarement vu sans un chiffon ou une tasse dans la main. C’est presque comme s’il ne savait pas quoi faire de ses mains, qui tressaillirent à chaque fois qu’il toucha le dossier de la chaise.

« Sorri », dit-il.

« Je suis désolée… » (ndt : Sorri/sorry, encore une fois)

La colère éclata dans son regard : « Ça ne suffit pas que je perde ta mère ? Le Capitaine Hennessy m’a dit que tu protégeais ce voleur, ce type qui t’avais impliquée dans ce foutoir. »

J’écartais les mains sur la table pour plus de stabilité. « Je jure que ce n’est pas le cas. Je ne savais même pas ce qu’il se passait la plupart du temps. »

Son regard me fixe me sonda. Il avait toujours su détecter mes mensonges.

« Sorri Abigail Lyrax. Je ne me souviens pas d’un jour où tu n’aies pas su ce qu’il se passait. Tu me sortais la même excuse lorsque tu trainais avec cette bande. Tu es une fille intelligente, plus intelligente encore que ta mère, et elle aurait pu… » Son visage se crispa alors qu’il contint ses émotions, « … elle aurait pu faire tout ce qu’elle voulait, tout comme toi. »

Mon cœur se serra au point de presque imploser. Mais je tins le coup, contenant toute explosion émotionnelle, les mains, jusque-là posées à plat sur la table, se changeant progressivement en poings. Je les serrai jusqu’à ce que les articulations blanchissent et que mon visage rougisse.

« Elle est morte, Papa. Morte et enterrée. Je dois ma vivre ma vie, désormais. Faire mes propres erreurs. Je ne peux pas vivre dans l’ombre de son souvenir. Et elle n’était pas la femme parfaite pour laquelle tu essaies de la faire passer. Elle était aussi paumée que toi et moi. Elle le cachait simplement mieux.

J’essuyai mon nez avec ma manche de laine usée avant de renifler. « Ouais, toute cette histoire était un sacré foutoir. Chaque mauvaise situation en a entraîné une autre, jusqu’à ce que je me retrouve jetée dans l’espace en espérant ne pas finir en mille morceaux. Mais ces choix étaient les miens, personne ne les a faits à ma place. J’estime m’en être plutôt bien sortie étant données les circonstances. Tu aurais dû me voir, Papa, tu aurais dû me voir. »

Il se pinça les lèvres et saisit la chaise à l’aide de ses épaisses mains de barman. Il ne pouvait pas me regarder, maintenant son regard sur la table d’inox.

Lorsqu’il leva finalement les yeux, nous restâmes un moment à nous fixer l’un l’autre. Puis il lâcha la chaise et sortit de la salle.

J’aimerais pouvoir dire que nous étions parvenus à trouver une sorte d’accord silencieux à ce moment-là. Que nous avions réglé nos différends sans le moindre mot, entre père et fille. Mais comme pour tout le reste, ce n’était pas aussi facile.

Je savais que cela lui prendrait du temps avant de me pardonner pour ce qui s’était passé. Il se pourrait qu’il ne me pardonne jamais, tel que je le connaissais. Mais ça me convenait. Je pense que je m’étais moi-même pardonnée.

Au début du voyage, j’avais passé mon temps à m’inquiéter de ce qu’il penserait de mes choix, filmant mon périple afin de lui prouver que ce n’était pas grand-chose. Mais ça n’était pas pour lui, c’était pour moi. D’une certaine manière, en le lui prouvant, je me le prouvais à moi-même.

Mais je suppose que je n’avais pas besoin de ça, après tout.

Le Capitaine Hennessy rentra dans la salle, le visage marqué par son regard interrogateur. Ses traits s’étaient adoucis.
« Comment ça s’est passé ? »

Son intérêt me surprit avant que je ne me rappelle la conversation que nous avions eue lors de notre première rencontre, quand j’avais été retenue à la Station Oya. J’avais brièvement évoqué les difficultés avec mon père, supposant qu’elle avait ses propres problèmes. C’est elle qui a dû le contacter.

« Il n’a pas compris », répondis-je en secouant la tête, récoltant un léger soupir du capitaine. « Mais peut-être que les choses sont plus claires pour moi désormais. »

Le Capitaine Hennessy hocha la tête en approbation.

« Bon, tu seras libérée sous caution demain, pendant que nous résolvons plus ou moins cette affaire. » Elle me lança un sourire en coin. « Simples formalités, j’espère. »

« Qui a payé la caution ? »

« FTL ». Le capitaine fouilla dans sa poche et sortit un papier. « Tiens, tu peux lire le message qu’ils ont envoyé. »
Je saisis la feuille des deux mains et lus le message. Je dus le lire à trois reprises pour être bien certaine. Avant même de comprendre, j’eus la tête qui tournait.

« Félicitations », dit le capitaine. « Je l’ai lu lorsqu’il est arrivé. Emploi permanent dès ta première livraison. C’est un sacré exploit. »

« Mais je n’ai pas effectué ma livraison. »

Elle haussa les épaules. « Comme ils l’ont indiqué, tu as essayé de récupérer le mobiGlas, à tes risques et périls, tu n’as jamais donné de renseignements sur ton entreprise, et tu les as même aidés à localiser une faille dans leur système de sécurité. »

« Je ne sais pas quoi dire. »

« Eh bien, tu auras le temps du voyage de retour à Castra pour trouver la réponse. »

Le jour suivant, le Capitaine Hennessy me conduit hors de la station et me tendit le récépissé de FTL pour mon voyage de retour.

« Je suis désolée pour ton père », dit-elle avant que je parte.

« Je suis désolée pour votre congé », répondis-je.

Elle haussa les épaules. « Tout ne se déroule pas toujours comme prévu. »

Nos chemins se séparèrent et je pris un taxi pour le port de New Alexandria. Le trajet jusqu’au vaisseau qui me conduirait ensuite à Castra et le trajet jusqu’à son bord ne semblèrent pas durer aussi longtemps que la première fois.

Assise à bord du Solar jammer, j’attachai bien en avance mon harnais. Mon excitation à l’idée de me retrouver dans l’espace avait été tempérée par les évènements de la semaine passée, ce qui me convenait parfaitement ; j’espérais profiter d’un repos sans histoire. J’aimerais me dire que je l’avais mérité.

Je m’installais dans mon siège, tirant sur les manches de mon pull en laine pour mettre mes mains au chaud, lorsque le steward entra dans la cabine en transportant une cage familière. Je me redressai promptement pour chercher Dario du regard.

Mais ensuite le steward s’arrêta devant ma rangée et posa la cage de transport d’animal sur le siège vide à côté de moi.
« Votre animal de compagnie, m’dame, désolé pour le retard », dit-il avant de repartir dans le couloir.

De grands yeux bruns cerclés d’or me regardèrent depuis l’intérieur de la cage, je soulevais alors le loquet à l’avant et laissai le lynx à queue rouge sauter sur mes genoux. Les petites pattes se blottirent dans mon pull en laine et alors qu’il donnait des petits coups de museau à mon menton, une boîte à l’intérieur de la cage attira mon attention.
Je la sortis. Dessus, une note indiquait : « Pour Sorri. »

J’ouvris la boîte pour trouver un mobiGlas flambant neuf. Je l’inspectai pour vérifier si je pouvais trouver quelques fichiers dissimulés avant de le ranger dans ma poche. Puis j’ouvris la note qui était attachée à la boîte.
Était inscrit sur la note : « Merci pour l’aventure. J’espère que l’on pourra recommencer un jour. Tu sais comment me contacter si tu en as besoin. Ton ami. – D »

Un rapide coup d’œil sur le mobiGlas me révéla un petit programme indiqué par un gros bouton rouge qui disait « Pour l’Aventure ». Je souris et déplaçai le programme tout en bas de la liste des logiciels. Je ne voulais pas l’activer accidentellement. Pour le moment.

Alors que le Zicos sollaire se propulsait hors de la Station Oya, le lynx à queue rouge se blottît davantage dans mon pull en laine et enroula sa queue autour de mon bras. Je posai ma tête contre le siège molletonné et soupirai, m’abandonnant alors à la fatigue de la semaine passée. Alors que mes paupières papillonnaient en se fermant, une dernière pensée me traversa l’esprit :

« Je pense que je vais la nommer Abby, en souvenir de ma mère. »

Fin

À propos de l’auteur :

Thomas K. Carpenter écrit des nouvelles dans différents genres, dont : dystopies pour jeunes adultes, science-fiction post-cyberpunk, steampunk, dark fantasy et mystères historiques de réalités alternatives. Sa dernière série, la saga Alexandrienne, fut acclamée par les lecteurs et la critique. Ses romans, livres audio et histoires courtes à succès peuvent être trouvés chez tous les principaux revendeurs en ligne. Il vit à St. Louis avec sa femme, leurs deux enfants ainsi qu’un grand labrador retriever sacrément lourdaud. Allez voir son travail sur son site http://www.thomaskcarpenter.com, ou abonnez-vous à sa newsletter pour avoir des livres gratuits et des informations sur ses prochaines publications à cette adresse.

Traduction depuis l’Anglais par Hotaru, relecture par Finstern – Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13981-The-First-Run-Episode-Eleven
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Traduction soumise à la licence CC By SA 3.0. Vous êtes libre de copier et réadapter ce texte en mentionnant les auteurs originaux, les traducteurs et la source. Merci !

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