Dans les entrailles de la bête

Si vous ne comprenez rien à ce qui se passe ici, lisez l’article précédent, ça aide.

Enfin, pas trop, mais ça fait du clic.

Bisous <3

Lorsque Mr Honorfinger poussa cérémonieusement les doubles-portes qui séparaient le couloir que nous remontions de la salle suivante, j’eu l’impression d’entrer à la western la plus clichée des années 20. Si je ne savais pas où je me trouvais, j’aurais pu jurer entendre le bruit des verres qui s’entrechoquent, les crachats des chiqueurs et les conversations bruyantes des cowboys me remplir les tympans. Et en fait, je n’en étais pas si loin. Devant moi se trouvait, semble-t-il, la “salle de repos” des employés de CIG. A vrai dire, ce n’était pas bien difficile à deviner : des fauteuils lounge, une chicha dans un coin, des cendriers débordants ; entre deux murs porteurs était même accroché un hamac qui, au bruit des ronflements qui s’en dégageait, était sérieusement occupé.

– Laisse-moi te présenter aux principaux membres de l’équipe. Tiens, le gars avec la calvitie camouflée, c’est Sean Tracy. Ne le chambre jamais à ce sujet, il essaye depuis si longtemps de sauver le peu de cheveux qui lui reste qu’il essayerait de t’étouffer avec ses chutes.

– Le hippie à la chemise à carreaux, appelle-le Jésus. Son vrai nom c’est Tony Zurovec, mais depuis qu’il est considéré comme le bras droit de Chris Roberts, il s’est mis un délire en tête et après tout, pour l’image à l’extérieur ça marche plutôt bien.

– Les deux inséparables là-bas, avec plus de cernes que tu pourrais en croire possible sur un être humain, c’est Tyler Witkin et Jared Huckaby. Faut dire que leur taff est pas facile : c’est les Community Manager, ils ont le plus de boulot, à maintenir la hype sur les réseaux et à pondre des vidéos bidons pour faire rentrer l’argent dans les caisses.

– Oh et avec eux il y a Ben Lesnick. Mais le pauvre est un peu déprimé, il avait vraiment cru qu’après Wing Commander, Chris Roberts pondrait à nouveau un vrai bon jeu. Business is business, mon bon Ben !

– Le tatoué là-bas, c’est Eric Kieron Davis. Si tu veux lui plaire, propose-lui un café, il ne fonctionne qu’à ça. Nan mais sérieusement ! Je suis sûr qu’il en chie des graines et que l’intégralité de son sang n’est qu’un Death Wish bien épais qui tuerait d’excitation un éléphant.

Il me présenta ainsi les différents lurons de l’équipe, qui ne m’accordèrent tout au plus qu’un bref coup d’œil, tout occupés qu’ils étaient à…eh bien…ne rien faire. Mon regard balaya la salle et je remarquai quelque chose.

– Vous n’êtes pas très nombreux, il y a-t-il une sorte de rotation du personnel ?

– Oui, en effet.

– Je me disais bien qu’il ne pouvait pas y avoir l’intégralité des employés ici !

– Ah, si si. Là c’est la pause complète, de 10h à 15h. Sinon, l’équipe 1 travaille de 8h à 10h, et l’équipe 2, elle, de 15h à 17h.

– Vous voulez dire que tout le monde n’abat que 2h de travail par jour ?

– Il n’y a pas vraiment besoin de plus. Je vous parlé du WE de 4 jours ? Vous allez voir, vous vous plairez ici, je vous assure.

– Mais…il ne peut pas y avoir aussi peu de personnes…vous reposez-vous donc essentiellement sur les trois autres studios ?

– Ah ah ah ! Vous, vous êtes tombé dans le panneau de l’opération d’intox que nous avons monté de toute pièces au nez et à la barbe d’internet et des médias du monde entier ! Belle pièce n’est-ce-pas, hein ? Il n’y a qu’un seul studio. Plus Turbulent. De temps en temps, nous prenons des photos et des vidéos d’une partie différente du lieu et nous mettons ça dans les ATV pour leur faire croire que ça se passe tout autour du monde. Les naïfs !

– Et…et les différents développeurs que l’on voit dans certaines images ? Il y en a beaucoup trop !

– Vous voulez parler des intermittents du spectacle qu’on engage pour dire deux-trois lignes de dialogue devant un objectif ? Bon, ils sont mauvais, mais d’un on s’en fiche, de deux ça marche, de trois ils demandent vraiment pas grand-chose en compensation. Ah les Facultés d’Art et Spectacle…quels lieux privilégiés de chômeurs qui feraient n’importe quoi pour dix pauvres euros ! Ouais…n’importe quoi…

Je l’observe avec horreur prendre un air lascif et horriblement concupiscent. Dieux, qu’Internet ne m’avait jamais préparé à une telle chose ! Et pourtant, j’en avais vu des horreurs sur la toile. Je déglutis avec peine le jambon-beurre de midi. Il fallait que je continue. Pour le bien des millions de personnes qui continuaient de donner, encore et encore, en ce moment même. Une grande clameur me fit cesser mes pérégrinations mentales. Tous les regards s’étaient brusquement tournés vers un écran que je n’avais pas vu jusqu’ici. Celui-ci affichait un compteur dont le chiffrage s’élevait en millions : les donations ! Un conséquent 10.000 dollars venait de s’être ajouté à la cagnotte.

[Félicitations, encore un qui va prendre une très grosse quenelle.]

Incrédule, je me rendis compte que c’était l’ordinateur qui venait de prononcer ces mots. L’ensemble de la pièce éclata soudainement d’un immense rire gras. Mon accompagnateur se plia, et il lui fallut cinq bonnes minutes pour qu’il se relève et m’explique, entre ses larmes, la situation.

– Ah ah ah. Ce que vous venez d’avoir la chance de voir, c’est une promotion supplémentaire et inattendue pour l’équipe. Il arrive encore de temps en temps qu’un donateur plus crédule qu’un autre tombe dans le piège et achète le Pack Complétionniste. Et à chaque somme supplémentaire, l’ordinateur joue une réplique programmée adaptée à la situation. N’est-ce-pas tordant ? Ah, tenez, quelqu’un vient d’acheter un Super Hornet.

[Ouuuh, je n’aimerais pas être son portefeuille à celui-là.]

– Ah ah, oui, en effet, c’est plutôt subtil et bien trouvé, j’adore !

L’hilarité générale n’en finissait pas. Par politesse, je lâchais quelques rires bien sentis.

– Il ne s’arrête jamais ?

– Non, mais les donations non plus, en même temps. Regardez, encore un petit 300 dollars pour un Reedemer qui n’existe qu’en démonstration moche et en hangar pas fini.

[Aller, pour ce prix, la vaseline est offerte.]

Il y avait de quoi grincer des dents, mais l’association de malfaiteurs dans laquelle je me trouvais ne pouvait s’empêcher de trouver extrêmement drôle cette petite “fonctionnalité”. 15h sonna brutalement, et certains durent quitter la pièce avec les lamentations d’une foule devant un toréador empalé.

– Suivons-les cher ami ! Il est temps que vous preniez un peu connaissance de “l’énorme” travail que nous abattons tous les jours à la sueur de notre front.

Il avait ponctué “énorme” d’un signe de guillemets à l’aide de ses mains, et d’un rire sardonique qui m’aurait fait frissonner si je n’avais pas ici un rôle capital à jouer. Je devais me concentrer, englober mon personnage et temporairement devenir tout ce que je détestais. Peste, que c’était difficile ! Mais la perspective de révéler tout ceci au grand jour me motivait au plus haut point et me donnait de la force. Je lui rendis la grimace et le suivit docilement.

– Bienvenue dans notre antre du mal ! Attention, ne te prends pas les pieds dans les cartons de faux ordinateurs. Qui les a laissé traîner ? Tyler ! Fais-moi plaisir, je sais que ces ordis sont importants pour la timelapse de ce soir et le prochain ATV, mais ne nous mets pas tout ça dans les pattes !

– Hem. Euh, alors, que fait ce groupe là-bas, filmé par une caméra ?

– Eux ? Eh bien ils font semblant d’être en pleine réunion pour la préparation du planning de la 3.0. Chris Roberts ne devrait pas tarder à les rejoindre, vu l’heure, sa partie de golf doit bientôt être finie.

– Mh. Et donc toutes les autres personnes ici sont chargées de créer et programmer les fonctionnalités du jeu ?

– Ah ah, vous êtes très drôle vous savez. On va dire ça, plus ou moins. Ils sont surtout chargés de créer des mécaniques bidons qui ne fonctionneront jamais sauf dans une version de travail complètement buggée.

– Je vois. Et vous avez une équipe chargée de résoudre les bugs et tout ?

– Une équipe ? Non non, Mark Abent a toujours été tout seul à s’en occuper, voyons. Ca reste entre nous hein, mais je crois que je ne l’ai jamais vu quitter cette chaise depuis le début du développement en 2012. Y’en a qui trouvent qu’on lui en demande trop, mais allons donc, Eric vient lui faire une transfusion de temps en temps et basta, ça marche du tonnerre. La seule raison pour laquelle nous chassons les bugs, c’est pour rendre à peu près stable la poubelle qu’on donne à tester à nos pig…nos donateurs, alors pourquoi engager toute une équipe ?

– Oui, le raisonnement se tient parfaitement.

Nous fîmes donc le tour des bureaux, une aubaine pour ma petite caméra cachée, qui ne manquait absolument rien de tout ça. Ici une réfaction des décors pour la prise de captures d’écran racoleuses, là le développement d’une fonctionnalité destinée à camoufler une série de bugs graphiques sur des vaisseaux,… nous nous attardâmes un instant dans la pièce de capture de mouvements : au milieu, bardé de capteurs, un hurluberlu s’agitait dans tous les sens, au point d’en tomber au sol. Malgré tout, ses mouvements erratiques ne s’arrêtèrent pas.

– Qu’est-ce donc ? Une animation d’attaque par une meute d’insectes aliens ou quelque chose comme ça ?

– Ah non, ça c’est les chargés d’animation qui s’amusent : ils engagent un épileptique, lui mettent un casque VR, puis lui font regarder du gameplay compétitif sur LoL jusqu’à ce qu’il ait une attaque. Après ils rajoutent ça au jeu et font des paris sur le nombre de fois que les joueurs rapporteront l’animation en croyant que c’est un bug.

– C’est un peu cruel, non ?

– Meuh non, les donateurs s’en remettront.

– Je veux dire, pour cet homme.

– Ah ! Bah écoutez, il faut bien s’amuser un peu de temps en temps hein.

J’avais de la peine pour ce pauvre hère, mais je ne pouvais pas griller ma couverture maintenant, l’enjeu était bien trop grand. Mon guide m’entraîna plus profondément dans ces ténèbres, où tout espoir pour l’industrie du jeu vidéo semblait s’être évaporé. Chose rare, j’y trouvai une personne qui avait l’air de réellement travailler.

– Vous êtes bien occupé vous, c’est quoi votre boulot ?

– Moi ? Eh bien je suis chargé de rédiger les patchs.

– Rédiger ? C’est à dire ? Vous rassemblez les éléments auprès des développeurs et les listez ? J’ai pu voir que y’en avait un certain paquet, c’est un gros travail.

– Ah oui en effet, mais pas pour la raison que vous pensez. En fait, je suis surtout chargé de surcharger d’informations les notes de mise à jour, les embellir, pour gonfler le travail. C’est un peu déprimant, je vous avouerais.

– Oui, je comprends bien, falsifier n’a rien de très glorieux.

– Non c’est pas ça. Figurez-vous que je me décarcasse pour créer des patchs longs comme le bras, et ces ingrats de pig…de donateurs, arrivent encore à trouver que c’est pas assez !

– Oh.

– Il est temps que nous passions à votre entretien final, et non le moindre. Venez avec moi.

Le bon DRH me prends par le bras, et m’emmène le long de quelques couloirs, pour atterrir devant une grande porte blindée. Il procède alors à son ouverture en déclenchant un complexe et apparemment coûteux processus de sécurité. Identification biométrique, réticulaire, vocale, digitale, tout y passait. Après un long moment, la lumière de sécurité devint brusquement verte, et la porte s’ouvrit lentement, cérémonieusement.

A l’intérieur, je n’en cru pas mes yeux. Étaient entassées des montagnes de billets et de lingots. En son centre, une baignoire, remplie de dollars sonnants et trébuchants. Je pouvais y voir un homme, de dos, les cheveux légèrement grisonnants, enfoncé jusqu’aux bras et se prélassant, Chamillionnaire dans les haut-parleurs. Mes yeux ne pouvaient me tromper, et j’aurais reconnu cet homme même s’il était déguisé en Mariachi. Chris Roberts ! Le plafond de la pièce disparaissait dans la fumée d’un gros joint, et je retins une quinte de toux ; sous peu, ce coffre-fort géant ne serait qu’un brouillard épais.

La chose ne sembla pas gêner Mr.Honorfinger, qui s’avança et apostropha le légendaire créateur.

– Monsieur ! Je suis parfaitement désolé de vous importuner -je tiens malgré tout à vous rappeler humblement que vous devriez être en train de tourner un clip de propagande pour la 3.0- ; et nous avons ici un nouveau développeur à intégrer dans l’équipe, je vous l’amène pour un briefing, comme vous l’aviez ordonné. Est-ce bien la consigne ?

Il ne répondit pas immédiatement, sa tête faisant un quart de tour lent et appuyé dans notre direction. Finalement, de sa voix la plus tonitruante et chargée de volutes de fumée, il éructa :

– BULLSHIT !

A suivre…

Leave a comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *