Une perspective humaine – Épisode huit

Par Timothy Brown

Charl était à peine conscient. Une douleur inconnue saisissait chaque fibre de son être. Toute autre sensation était reléguée au second plan. Il avait des fourmis dans les lèvres et le nez, et lorsqu’il cligna des yeux en direction de l’aveuglante lumière blanche, le frottement de ses paupières résonna lourdement dans son crâne. Des ceintures maintenaient ses bras et ses jambes en place, laissant un peu de mou, bien qu’il n’ait pas assez de force pour lutter contre elles. C’était sa tête qui était retenue – solidement attachée, du front jusqu’à l’occiput, par une sorte de casque en plastique sur-mesure. Bien qu’il se sentait aussi démuni qu’un chaton, il était sûr que même au mieux de sa forme, il n’aurait pu lutter pour sortir sa tête de cet étau.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? » murmura-t-il fébrilement, mais personne ne lui répondit. Il savait que d’autres personnes se tenaient à côté de lui. Il pouvait entendre leurs voix Banu étouffées. Ils circulaient autour, tel des fantômes en manteaux jaunes s’immisçant dans l’esprit semi-éveillé et douloureux de Charl. L’un d’eux se pencha sur lui, éclipsant la lumière blanche en une lune découpée. On fit un ajustement. Charl plongea dans un sommeil encore plus profond.

Combien de temps passa avant son prochain moment de lucidité, il n’en avait aucune idée. Cette fois-ci, il avait troqué une douleur spécifique plus aiguë contre un peu plus de clarté. Il avait l’impression que l’on avait fait passer des pointes en métal du sommet de son crâne jusqu’à son palais, et il était certain que s’il bougeait, même un peu, elles déchireraient sa cervelle en morceaux. Il pouvait désormais mieux se concentrer, cela dit, et forcer ses yeux à regarder vers le bas pour voir une poignée de techniciens manipuler d’étranges stations de travail, régler des boutons et faire d’autres trucs techniques.

« Où est Lyshtuu ? » dit-il d’une voix haletante, bien que faire cet effort intensifia considérablement sa douleur. Un technicien se gratta la tête et fit signe à ses pairs, dont l’un d’eux se rapprocha. La vision de Charl était trop trouble pour l’identifier précisément.

« Où est Lyshtuu ? » articula-t-il silencieusement cette fois-ci, puis encore une fois en Banu pour être sûr d’être compris.

« Lyshtuu renvoyé », répondit simplement le Banu. Il se pencha sur la tête de Charl, tripotant – peut-être pour l’ajuster – l’appareil qu’on lui avait accroché.

« Laissez-moi partir », parvint-il à murmurer, mais il s’arrêta net lorsqu’un flot de souvenirs défila devant ses yeux, accompagné chacun d’une émotion bouleversante, comme s’il épluchait des mois de sa vie en quelques secondes, entièrement compressés. Cela cessa aussi vite que ça avait commencé, le laissant en piteux état.

D’autres techniciens s’attroupèrent à côté, marmonnant entre eux, et dans son état actuel, Charl n’aurait pu déchiffrer leurs paroles même s’ils avaient soigneusement articulé pour lui. Son esprit se remettait encore du déluge mémoriel. Il comprit cependant l’une de leurs paroles. Les techniciens étaient contrariés par quelque chose. Ils se disputaient, et il entendit parler de « coopération » et de « blocage ». Désormais, son visage tout entier semblait à la fois engourdi et léché de flammes, puis il ferma les yeux, mais pas avant que les techniciens ne se soient dispersés, ne laissant que l’un d’entre eux derrière pour procéder à de plus amples ajustements sur son casque infernal.

« Charl-Grissom peut-il me comprendre maintenant ? » demanda le technicien qui effectuait les ajustements. La clarté s’installa dans l’esprit de Charl comme si une couverture chaude était venue se poser dessus. Il ressentait toujours de la douleur et de la gêne, et il était toujours attaché, mais il se sentait comme si son esprit était sorti d’hyperespace pour revenir dans le monde réel.

« Laissez-moi partir ! » lança Charl avec suffisamment de vigueur pour le que technicien recule légèrement.

« Aucune libération. Détails contrat. » Le technicien maintint ouvert l’un des yeux de Charl et l’inspecta en profondeur, l’aveugla toujours plus de sa lampe de la taille d’un stylo.

« Au diable le contrat ! Vous ne pouvez pas me traiter comme ça ! Je demande à voir Lyshtuu ! » Reste fort. Les Banu respectent la force.

« Lyshtuu renvoyé. » « Renvoyé » pouvait être interprété de façon littérale en langue Banu, se rappela Charl, plutôt que de signifier quelque chose de plus sinistre.

« Alors, où est Angela ? » Tout visage familier pour l’aider à présent, pensa-t-il, même celui d’un androïde.

« Projet Angela annulé. » Annulé ? Cela signifie-t-il qu’elle a été désassemblée ? Ou peut-être abandonnée ? Dans un cas comme dans l’autre, il arrivait à court de connaissances avec lesquelles négocier, et ces techniciens ne semblaient pas particulièrement se préoccuper de ses exigences. Son esprit bouillit. Il devait faire valoir ses arguments avant qu’ils ne remettent en marche leur brouilleur de cerveau. N’importe quoi ferait l’affaire pour parvenir à une sorte d’arrangement, leur faire relâcher leur vigilance puis avoir une opportunité de fuite.

« Angela est-elle ici ? » demanda-t-il, légèrement haletant mais plus vigoureux désormais. « L’androïde Angela ? »

« Projet Angela annulé », répéta le technicien Banu. « Projet Charl-Grissom débuté. »

Les entrailles de Charl lui donnèrent l’impression de s’effondrer en un trou noir. Il est hors de question qu’ils fassent un androïde à partir de moi !

« Il doit y avoir une erreur », insista-t-il. Allaient-ils vraiment le transformer en androïde ? Préparaient-ils son cerveau à être retiré ? Rarement à court de mots, Charl demeura silencieux, la mâchoire serrée. L’ampleur de la situation le sonna.

« Je suis Tech Deux ». Un nouveau technicien se rapprocha pendant que Charl se languissait. Les Banu avaient pour habitude de prendre des numéros comme pseudonymes lorsqu’ils souhaitaient conserver l’anonymat, et ils ne recherchaient cedit anonymat que lorsqu’ils commettaient quelque chose d’illégal ou d’immoral ; ça ne présageait donc rien de bon.

« Nouveau projet initié », tenta d’expliquer le nouveau technicien. « Clause de contrat formulée… » Il hésita longuement, essayant d’exprimer ses pensées dans une langue étrange. Contrat ? Charl eut la désagréable impression qu’il aurait dû lire un peu plus attentivement son second contrat.

« Charl-Grissom rupture contrat », poursuivit-il. « Rupture volontaire par Charl-Grissom. Stipulation contrat claire. Rupture entame nouvelle clause… »

« J’ai rompu le contrat ? » demanda Charl, espérant vainement avoir droit à un avocat. « J’ai fait tout ce que spécifiait le contrat », protesta-t-il. « J’ai participé à chaque session d’évaluation… »

« Rupture contrat, affirmatif. Données compromises. » Merde ! Ils l’avaient surpris à explorer leurs données. Peut-être les avaient-ils rendues suffisamment accessibles pour pouvoir le piéger dans… dans cette situation, quelle qu’en soit la nature. Il concocta rapidement tout un tas d’excuses.

« Je ne faisais que vérifier les données » commença-t-il à dire, mais Tech Deux l’ignora. « Lyshtuu m’a suggéré d’y jeter un œil… » Il n’en crut pas un mot.

« Données compromises. Contrat rompu. Dédommagement accordé à victime. » Vraiment ? Ces Banu m’ont fait attacher sur une table et ils me disent que, au regard du contrat, ce sont eux les victimes ?

« Le contrat stipule que vous pouvez me torturer ? » Lyshtuu l’avait-il vendu ? Il se le demanda. Ils disent qu’il a été renvoyé, donc peut-être qu’il n’est pas mêlé à tout ça. Peut-être que le Protectorat tire les ficelles. « Je vous demande de me relâcher immédiatement ! »

« Charl-Grissom pas torturé. Pas blessé. Charl-Grissom exploité. »

Le trou noir dans ses entrailles gagna légèrement en intensité.

« Exploité ? » demanda-t-il fébrilement.

« Exploité », Tech Deux se tourna vers ses acolytes aux quatre coins de la salle pour vérifier, mais apparemment personne ne put trouver de meilleur terme. « Exploitation. Exploitation mentale. »

« O.K, attendez une minute. J’ai rompu le contrat sur votre androïde et ça vous autorise à exploiter mon esprit pour créer un nouveau projet d’androïde basé sur moi ? Vraiment ? Et tout ça, c’est légal ? Pas possible ! »

« Comme Charl-Grissom dit », vérifia Tech Deux.

« Donc vous n’allez pas écharpiller mon cerveau ? »

Deux des techniciens explosèrent de rire à la façon de Banu, puis échangèrent avec leurs pairs qui n’avaient pas immédiatement compris afin qu’eux aussi puissent saisir la blague. Charl ne trouva pas cela drôle.

« Négatif ! » Tech Deux insista davantage. « Charl-Grisom pas blessé. Exploitation mentale Charl-Grissom. » Le trou noir dans ses entrailles se calma quelque peu, mais il était toujours retenu contre son gré.

« Et au sujet de ça ? » demanda-t-il en levant les yeux pour « pointer » du regard. « J’espère que ce truc marche mieux que votre androïde. » Les Banu ne haussent pas vraiment des épaules, mais ils lui en donnèrent l’impression lorsqu’il les vit échanger des regards. « Copiez-vous des éléments de mon esprit, ou… »

« Copier seulement, Charl-Grissom. Aucun dégât. »

« Quelles garanties ai-je… ? » commença-t-il par demander, espérant avoir une ou deux cartes en main. Il leur promettrait n’importe quoi, décida-t-il, si cela lui donnait l’opportunité de s’enfuir.

« Aucun dégât. »

« Très bien, alors. C’est bien la meilleure nouvelle de la journée », dit-il, sachant très bien que les Banu ne comprendraient pas l’expression. « Mais ce machin me fait souffrir le martyre ! Pouvez-vous calmer la douleur ? » demanda-t-il, gigotant les épaules.

« Blocage égal inconfort », dit Tech Deux, désormais attentif alors qu’ils abordaient enfin ce dont il voulait parler. « Coopérer réduit inconfort. Coopérer fait meilleur transfert. Transfert plus court. »

« Donc je ne suis pas un prisonnier ? »

« Oh, si. Charl-Grissom prisonnier », répondit Tech Deux sans le moindre tact. « Obligation contractuelle. »

« Je vois ». Charl s’autorisa un instant de désarroi. Il avait été drogué, attaché, et son cerveau avait été brouillé par cet éventreur d’esprit extra-terrestre. Il lutta de son mieux pour encaisser tout ça.

« Du coup, il va y avoir un moi androïde qui se baladera quelque part, dehors ? » demanda-t-il, mais il ne s’attendait pas vraiment à une réponse. À quel point cela pourrait-il être mauvais ? Je peux toujours m’en occuper plus tard, je suppose. « O.K, je vais coopérer. » Je vais coopérer jusqu’à ce que j’aie une chance de me barrer d’ici !

« Coopérer. Affirmatif. » Tech Deux sembla soulagé.

« Et fini la douleur ? » demanda Charl.

« Coopérer réduit inconfort » répondit-il, ce qui était loin d’être une promesse, mais Charl savait que ce serait probablement tout ce qu’il obtiendrait. « Charl-Grissom relaxer. Coopérer réduit inconfort. »

Charl prit quelques profondes inspirations et tenta de se relaxer, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Il laissa son esprit vagabonder, espérant que cela aiderait. J’ai hâte de sortir d’ici et de retourner dans… mon vaisseau, le… pourquoi ne puis-je me souvenir du nom de mon vaisseau ?

« Aider Charl-Grissom coopérer », dit Tech Deux en tapotant doucement une seringue avant d’injecter quelque chose dans son bras. Pendant un instant le trou noir qui rongeait les entrailles de Charl se changea en un trou noir supermassif avant de s’évaporer dans une sorte de tourbillon en forme de lotus.

À suivre…

Traduction depuis l’Anglais par Hotaru, relecture par Duboismarneus – Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13081-A-Human-Perspective-Episode-8
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Traduction soumise à la licence CC By SA 3.0. Vous êtes libre de copier et réadapter ce texte en mentionnant les auteurs originaux, les traducteurs et la source. Merci !

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