Une perspective humaine – Épisode 9

Par Timothy Brown

Le foyer, mère, l’armée, Judy…

Joie, perte, remord, mépris…

Des visages et des émotions, des lieux et des désirs…

La gamme des expériences vécues par Charl surgissait des profondeurs de son subconscient contre son gré, alors que le brouilleur d’esprit Banu mélangeait ses souvenirs. Rendu impuissant par cette étrange technologie neuronale – en plus d’on-ne-sait-combien d’injections relaxantes – il ressentit tout ceci comme s’il en était loin, tel le témoin spectral des rêves chaotiques d’une autre personne.

À mesure que ces rêveries suivaient leur cours, ses sensations externes étaient virtuellement inexistantes. Par principe – peut-être s’agissait-il de son instinct de survie – il saisissait le moindre stimulus extérieur à son esprit troublé. Il ne ressentit presque aucun soulagement, mais finit par discerner des fluctuations du processus. Comme un poisson dans la mer, il plongea vers les plus grandes profondeurs pendant un moment, puis se rapprocha de la surface où il pouvait – à peine – voir le soleil et le ciel  au loin.

Incertain de ce qu’il percevait réellement, même de son propre chef, il se concentra contre les vagues de souvenirs spontanés, et à chaque ascension qui suivait,se força à se rapprocher toujours plus de la surface.

Des formes et des sons.

Le courant le repoussant toujours plus violemment, Charl se jeta en direction de la lumière.

Des visages et des voix.

Émotionnellement exténué, il puisa dans ses dernières réserves de force.

« Charl-Grissom regagner conscience. » Charl cligna plusieurs fois des yeux et vit comme à travers du brouillard. Il étouffa quelque peu et cela lui donna une idée. Il se força à étouffer de plus en plus, ce qui lui fit non seulement gagner davantage conscience mais également capter l’attention des techniciens Banu.

« Charl-Grissom en détresse », dit l’un d’entre eux en se rapprochant. Charl feint un étouffement plus sec et plus brutal et se tendit comme s’il ne pouvait plus respirer, luttant désespérément  contre ses liens. « Charl-Grissom danger de suffocation ! »

Le technicien Banu commença à le détacher, alors il recommença avec plus d’intensité. Le seul autre technicien s’approcha avec une seringue – quelque chose pour le calmer, supposa-t-il. Un lien fut défait, puis un autre. À l’instant-même où son bras fut délivré, Charl attrapa maladroitement le technicien avec la seringue en main et parvint à la lui enfoncer dans la gorge. Le Banu émit un gargouillis et s’effondra au sol. Le temps que le second technicien comprenne qu’il y avait un problème, Charl se jetait sur ses autres liens.

« Alarme ! » Le technicien tenta de le retenir et ils luttèrent tout deux jusqu’à ce que Charl arrive à enrouler un lien autour du cou du Banu et à le serrer au maximum. Le technicien gigotait mais ne pouvait pas crier, et au bout d’un moment Charl laissa sa victime floue tomber au sol, raide morte. Il pensait que ses années à l’armée étaient loin derrière lui, mais apparemment son corps avait conservé ses réflexes.

Il était désormais seul, secouant la tête pour faire le clair dans son esprit. Il défit lien après lien jusqu’à être libre. Incapable de tenir debout, il s’écroula au sol et rampa pour coller son oreille à la porte. N’entendant rien, il l’ouvrit et sortit la tête du côté du couloir désert. Il se traîna rapidement dans une salle “d’eau” ouverte de l’autre côté et ferma la porte derrière lui.

Réfléchis, Charl. Réfléchis ! Jusqu’à présent il avait laissé l’instinct de survie guider ses actions. Son esprit encore troublé l’empêchait pour le moment d’élaborer un plan structuré. Il appuya sur ses tempes avec les paumes de ses mains et frotta énergiquement.

« C’est quoi ce… » Charl se vit dans un miroir. Il arracha le casque de son crâne rasé, toujours pourvu de câbles pendouillant qu’il avait dû détacher de la machine neuronale Banu. Il était pâle et décharné, vêtu d’une robe aussi fine que du papier. Combien de temps m’ont-ils gardé sous la main ?

De vagues souvenirs lui revinrent. La mission, le Banu qui l’avait engagé et même l’androïde. Charl lutta pour mettre un nom sur leurs visages, mais chaque pensée fuyait aussi rapidement qu’un lapin se réfugiant dans son terrier. Il ressentit un horrible frisson. Avaient-ils ruiné son esprit ? Il se le demanda. Le dégoût l’envahit de la tête aux pieds. Réfléchis ! Il bafouilla un jargon incompréhensible, redoutant ce qu’il pourrait découvrir, mais craignant surtout d’avoir l’esprit trituré.

« Le… le… euh… » essayait-il, tremblant sur le sol de la salle d’eau. « Allez… le… le Reacher ! » Il reprit son souffle. « Oui, pensa-t-il, mon vaisseau est le Reacher ! Et l’androïde s’appelait… hum… Angela ! » Il s’effondra par terre dans un soulagement, fou de joie d’avoir rassemblé ces bribes de souvenirs, mais la joie fut de courte durée.

« Alarme ! Charle-Grissom fuir ! » Des voix agitées s’attroupèrent dans le couloir, et il sut qu’il ne tarderait pas à voir une personne pointer son nez dans la salle d’eau. Charl essuya la sueur sur son front et se força à se lever. Ses jambes s’y opposèrent fébrilement, et il dut pratiquement escalader l’évier pour tenir debout, mais il y parvint bel et bien. D’autres cris se firent entendre, et une alarme électronique retentit bruyamment à travers tout le complexe orbital.

« Vérification salle d’eau… » La porte s’ouvrit et Charl tira vers lui le technicien en blouse jaune en le saisissant par la gorge et en fermant rapidement la porte derrière lui. Il frappa la tête du Banu contre le mur et le plaqua au sol, rompant bruyamment son cou. Les enfoirés ! Ils avaient fait de lui un meurtrier. Il retira la blouse de la victime en deux temps trois mouvements et l’enfila par les étroites manches. Je ne passerai jamais pour un Banu, se dit-il, mais mieux vaut ça que de me balader à moitié nu !

Son seul espoir était de s’échapper de la station. Toute station Humaine avait des capsules de sauvetage, et il était persuadé que les Banu suivaient le même protocole de sécurité. Une fois débarrassé de cet endroit il pourrait compter sur ses compétences en pilotage pour s’éloigner, mais chaque chose en son temps. Un accès informatique au plan de la station serait pratique, mais il n’y avait rien de tel dans la salle d’eau. Il devrait tenter sa chance dans une autre pièce, mais à en juger par la légère courbe que décrivait le mur de la salle, il eut le sentiment que la station n’était elle-même par très grande. Il se désengourdit la mâchoire et fit craquer son cou, écouta à la porte pendant un long moment, puis surgit dehors.  

« Fouillez les couloirs dans le secteur ! » Charl entendit ses poursuivants dans leur langue natale. Plusieurs Banu arrivèrent à l’intersection en T à sa gauche, le forçant à détourner le regard promptement et marcher d’un bon pas vers la droite. Au détour d’un virage, puis d’un autre, il entendit d’autres voix et d’autres bruit de pas en provenance des deux directions. Il se tourna vers la première porte et se précipita à l’intérieur.

« Vous êtes qui, bon sang ? »

« Angela ! » Elle se trouvait dans une cage faite d’une sorte de plexiglass, entourée de machines et d’écrans, mais les techniciens étaient tous partis, probablement à sa recherche. Son crâne était rasé, mais il ne pouvait pas confondre son visage ni sa voix.

« Vous êtes quoi, un autre foutu robot ? » demanda-t-elle avec dédain, le cerveau embrouillé de Charl rama alors.

« Vous êtes la vraie Angela » dit-il, rassemblant les pièces du puzzle. Il put la voir en faire de même.

« Qui que vous soyez, vous avez l’air trop mal en point pour être un androïde ! Vous pouvez me sortir de là ? » Elle se rapprocha du mur en plexiglass qui les séparait, suffisamment pour que son souffle fasse de la buée de son côté. « Je n’ai pas vu d’autre Humain depuis, genre, des lustres ! » Puis le doute s’installa chez elle. « Vous ne travaillez pas pour eux, si ? » Après quoi elle s’éloigna de nouveau, le scrutant prudemment.

« Pas volontairement », confessa-t-il à moitié, résolu à garder son histoire pour plus tard, en partant du principe qu’il y aurait une occasion de le faire plus tard. « C’est la porte, ça ? » demanda-t-il, indiquant une partie du plexiglass détourée par une ligne étroite.

« Ouais », la vraie Angela s’en approcha et traça son contour du bout du doigt. « Ils l’actionnent depuis ce panneau là-bas. » Un martèlement de bruits de pas parcouru le couloir dehors, et Charl se prépara à affronter leur colère. « Que se passe-t-il ? Les rats de laboratoire se sont tous enfuis il y a quelques minutes. »

« Ils sont à ma poursuite », dit-il, tapotant sur le panneau de contrôle.

« Sondaient-ils également votre esprit ? » demanda-t-elle en regardant son crâne chauve.

« Oui. »

« Ne vous inquiétez pas. La confusion n’est que temporaire. »

« Merci, c’est rassurant » dit-il, après quoi ils échangèrent un léger sourire à travers la barrière transparentes, avant que d’autres bruits de pas précipités les effrayèrent de nouveau.

« Par pitié sortez-moi d’ici ! » le supplia-t-elle, se balançant anxieusement sur ses pieds et grattant la porte avec ses ongles.

Les contrôles apparaissaient dans un langage informatique Banu, de ce fait quiconque ne sachant le lire ne serait jamais capable d’ouvrir la porte. Mais il en était capable, et il le démontra. La porte en plexiglass s’ouvrit par le haut dans un souffle d’air. La vraie Angela resta immobile comme si elle était sceptique, puis elle sortit de la cage. « C’est bon d’être dehors, vous ne pouvez pas savoir. Et maintenant ? »

« Il faut qu’on sorte de cette station… »

« Nous sommes sur une station ? » Elle secoua sa tête d’incrédulité.

« Vous l’ignoriez ? »

« Comment le saurais-je ? Vous voyez des fenêtres dans mes appartements de verre ? Et ils me gardent sous anesthésiant la plupart du temps. »

« Eh bien, c’est le cas, il nous faut donc une capsule de sauvetage ou autre chose. »

« Essayez ce poste de travail là-bas » suggéra-t-elle. « Peut-être pouvons-nous sortir des plans du bâtiment dessus. Ou des plans de la station, plutôt. » Charl appuya sur l’écran et navigua à travers les menus.

« C’est quoi votre histoire ? » l’interrogea-t-il.

« J’ai fait chier quelqu’un », déclara-t-elle simplement.

« Bienvenue au club », répondit-il, ce qui la fit rire.

« J’étais journaliste et j’avais signé un contrat avec Torreele. Ils ont dit que j’avais rompu leur contrat ou une connerie du genre. »

« Je connais la chanson. J’y suis… oui, c’est bon ! » Charl trouva quelques plans lisibles, localisant leur position et ce qui semblait être des modules de sauvetage. Il retraça le chemin avec son doigt. « O.K, il faut qu’on descende de quelques étages. Bougeons d’ici ! »

« Attendez ! Venez là » insista la vraie Angela, saisissant sa blouse de labo jaune par le col et lui donnant un baiser langoureux inattendu. À pleine bouche. Profond. Il la serra contre lui au moment-même où elle s’arrêta net.

« O.K, vous êtes réel. »

« Que voulez-vous dire… ? »

« Les androïdes embrassent bizarrement », dit-elle simplement. « Allons-y ! » Il se dit qu’il pourrait attendre plus tard avant de demander comment elle savait ça. Wahou !

Ils écoutèrent à la porte et n’entendirent rien, l’ouvrirent et se faufilèrent dans le couloir. Mais à peine eurent-ils le temps d’atteindre le premier virage qu’il entendit une voix Banu familière dans son dos.

« Charl-Grissom, contrat rompu seconde fois. » C’était Tech Deux, suivi par deux agents de sécurité Banu portant des carabines laser. La vraie Angela poussa un cri de frustration.

À suivre…

Traduction depuis l’Anglais par Hotaru, relecture par Duboismarneus – Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13082-A-Human-Perspective-Episode-9
Merci de contacter l’auteur de cet article pour toute faute ou remarque éventuelles.
Traduction soumise à la licence CC By SA 3.0. Vous êtes libre de copier et réadapter ce texte en mentionnant les auteurs originaux, les traducteurs et la source. Merci !

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