Gates commençait à se lasser de Nemo, ou du moins de la toute petite partie de Nemo où Seabrook et lui-même s’étaient terrés. Le refuge était certes spartiate, mais ça n’avait rien de surprenant. Seabrook était de bonne compagnie, bien qu’elle se soit enfuie dans les réseaux dès qu’elle avait jugé que ça ne présentait pas de danger. Cela ne lui laissait pour toute distraction que les aveux de Stroller et les dernières paroles de Morgan, ce qui ne l’aidait pas à contenir son impatience grandissante. Il y avait une limite au nombre de fois où il pouvait écouter les derniers instants de Morgan sans que ne lui prenne l’envie de tuer Stroller, or Stroller n’était plus à sa merci. Gates l’avait fait transférer vers les plus sombres cachots de l’Action Spéciale, ceux qui étaient réservés aux traîtres en attente d’un procès.

Stroller avait beaucoup parlé avant d’être transféré. Une réunion était prévue pour le mois prochain. Les chefs des Inconnus comptaient incorporer une ou deux nouvelles organisations faisant dans le trafic d’esclaves, et ils avaient arrangé une rencontre à bord du Cerf Blanc. Il avait ajouté tout ça au rapport, ainsi que l’assurance de Seabrook qu’elle avait réussi à dissimuler l’absence de Stroller en ajoutant de faux papiers de transfert à son dossier et en répondant à ses mails avec les données qu’il leur avait fournies.

Je deviens dingue, à force d’attendre une réponse de Vasser !

On frappa à la porte d’entrée.

Gates dégaina son arme et lança un regard à Seabrook. Personne n’est censé savoir qu’on est ici, et encore moins nous rendre visite. Elle tapa une instruction sur son terminal pour vérifier les caméras de sécurité. Elle adressa un signe de tête à Gates. Comme il n’était pas du genre confiant, il se prépara tout de même à faire usage de son arme en ouvrant la porte. Il faillit la lâcher en découvrant qui se tenait sur le perron.

« Gates, » dit Vasser en passant devant lui.

« M’dame, » marmonna Gates, toujours déstabilisé.

« Seabrook. »

Gates referma la porte et tenta de se remettre les idées en place.

Vasser se tourna vers lui, « Heureuse de voir que vous vous êtes bien remis. »

« Merci, M’dame. »

« Malheureusement, c’est là le seul point positif de cette visite. »

Gates ouvrit la bouche, mais elle leva la main pour l’interrompre : « Alors écoutez, la semaine dernière, j’ai été approchée par la division des Enquêtes Internes, en la personne d’un certain Agent Jakob Neustedt, quasiment en même temps que votre rapport me parvenait sur mon MobiGlas – « elle fit une pause, leva l’appareil pour bien montrer qu’il était en mode ‘enregistrement’, et pour laisser ses deux agents réfléchir à la concordance de ces faits avant de reprendre : « Je lui ai dit de sauter par le sas, que tout ceci se faisait directement sous mes ordres et ma supervision. Mes associés au quartier général me disent que la DEI se penche à présent sur des ‘irrégularités comptables’ au niveau de l’Action Spéciale. Le Caterpillar de Seabrook figure sur leur liste d’anomalies. »

« Bordel, comment c’est possible? » explosa Seabrook.

Gates se tut, sentant la colère monter en lui tandis qu’il réfléchissait à toutes les implications.

Vasser secoua la tête, « Comme c’est moi qui ai donné les ordres, je me suis dit que je vous devais une explication les yeux dans les yeux : nous ne pouvons pas continuer à courir après les Inconnus tant que durent ces conneries. Il est évident qu’ils ont des personnes influentes à leur solde, et ces personnes préviendront nos cibles dès que nous entrerons en action. »

« Bien compris, » dit Gates en s’efforçant de rester calme.

Seabrook secoua la tête, « Quelqu’un à la DEI bosse pour eux et nous devrions tout annuler ? »

« S’il y a un agent de l’Advocacy qui travaille avec eux ou pour eux, je ne suis pas encore en mesure de le prouver. C’est pour cela que l’Action Spéciale ne mènera plus la moindre enquête contre Les Inconnus tant que je n’aurai pas tiré ça au clair. Me suis-je bien fait comprendre ? »

« Bien compris, » répéta Gates en relâchant lentement sa respiration.

« Quoi ?! » lui hurla Seabrook. « C’est vous qui avez dit que nous devions entrer en action, qu’il fallait à tout prix les faire tomb- »

Il lui coupa la parole : « Oui, c’est bien ce que j’ai dit. » Gates désigna Vasser, « l’Agent-Inspecteur vient juste de nous dire que l’Action Spéciale n’était plus sur cette affaire. »

« Je vais suivre les ordres… mais… c’est… » bafouilla Seabrook.

Gates se tourna vers Vasser en claquant des talons. « Merci d’être venue nous informer en personne, Agent Vasser. »

Vasser opina du chef, « De rien. Je suis navrée de ne pouvoir vous apporter des nouvelles plus réconfortantes. »

« Bien compris, » dit Gates, sa décision prise.

« Seabrook, j’ai une place pour vous à bord de la navette qui décolle dans cinq heures. Je dois m’occuper d’autres affaires entre-temps. »

Bien compris.

Seabrook regardait tour à tour Vasser et Gates, visiblement perplexe.

Vasser s’en alla sans ajouter un mot.

« C’est quoi ce bordel, Gates ? »

Il prit son temps avant de répondre, afin d’être sûr de bien s’exprimer. « Vasser a les mains liées, Seabrook. Elle était obligée d’ordonner la fin des opérations, et de le faire officiellement. N’oubliez pas que son MobiGlas était allumé et actif. Sans ça, elle n’aurait pas pu décliner toute responsabilité pour ce que je m’apprête à faire. »

« Attendez, quoi ? »

« Réfléchissez bien à ce qu’elle a dit. »

« Elle a dit que nous – »

« Non, ce n’est pas ce qu’elle a dit. Réfléchissez. Ses paroles exactes… »

« Elle a dit – » ses yeux s’écarquillèrent. « Elle a dit l’Action Spéciale. »

« Précisément. Et je suis mis à pied. Ce qui veut dire que je ne fais même pas partie de l’Advocacy. »

« Mais c’est complètement tordu. »

Il grogna. « Si vous trouvez qu’il fait trop chaud si près du soleil, changez d’orbite. »

Seabrook plissa les yeux avec suspicion. « Qu’est-ce que vous allez faire, Gates ? »

« Je vais m’occuper de leur cas, bien entendu. »

« Appelez les choses par leur nom : vous comptez les tuer. »

Il pencha la tête et se contenta de la fixer du regard.

« Je ne me suis pas engagée pour commettre des meurtres. Nous ne sommes pas au-dessus des lois. »

Gates hocha la tête, « Vous avez raison, nous ne sommes pas au-dessus. Ceci dit, il existe une loi à part pour ces cas-là. »

Elle renifla. « Gates, vous vous écoutez parler, des fois? »

« Écoutez, Seabrook, je roule ma bosse depuis très, très longtemps. Probablement plus longtemps que les gens que vous traitiez de dinosaures à l’époque où vous fréquentiez l’Académie. Il y a un truc que j’ai appris auprès des agents que je traitais moi-même de dinosaures, à l’époque : nous ne devons jamais laisser des gens assassiner impunément des agents de l’Advocacy. Jamais. Pas une seule fois. La plupart du temps, il suffit d’arrêter quelqu’un et de le coller dans une cellule. Et parfois il faut aller jusqu’au bout : au-delà de toutes les limites, jusqu’au plus profond des ténèbres, peut-être sans jamais revenir. Les informations de Stroller nous donnent une chance d’atteindre les meneurs. Je vais la saisir. »

« Ce n’est pas bien, Gates. »

« Agent Max Nawabi. Agent Gage Knowles. »

Elle devint blanche. Il était certain qu’elle aurait mieux encaissé le coup s’il l’avait giflée.

« Tout ça c’est pour eux. Pour Nawabi et Knowles, et pour faire en sorte que les Inconnus ne tuent personne d’autre. »

Elle leva la main en signe de résignation, « D’accord. Je comprends. Je ne dirai rien. »

Il lui adressa un signe de tête. « Je n’en doutais pas. »

Elle se détourna.

« Encore une chose, Seabrook : vous êtes quelqu’un de bien. »

« Allez vous faire foutre, Gates ! » cracha-t-elle entre ses dents. Elle s’installa devant son pupitre, se pencha en avant et commença à taper quelque chose.

Gates haussa les épaules. Une façon comme une autre de se calmer les nerfs, j’imagine.

« Désolée, » marmonna-t-elle, « je suis juste en train de récupérer deux ou trois trucs qui pourraient vous être utiles. »

« Vous êtes sûre que c’est une bonne idée? Je veux dire, j’apprécie le geste, mais Vasser ne va pas être contente d’avoir à couvrir votre cul après cette discussion. »

Elle se retourna et lui jeta un regard sombre, « Vous croyez vraiment que je suis si lente que ça ? Que je ne sais pas manipuler les données pour récupérer quelques trucs sans qu’on puisse remonter jusqu’à nous? »

« Désolé, » dit-il en toute sincérité. « Ça sort de mon domaine de compétence. »

« Je sais, c’est le mien, » dit-elle, avant de se tourner à nouveau vers l’ordi.

« Je vais commencer à faire mes bagages, alors. »

« Faites donc. »

Lorsqu’il revint quelques minutes plus tard, elle en avait terminé et se dirigeait vers sa chambre. Elle ne lui adressa pas la parole. Cela ne l’empêcha pas d’entendre l’accusation muette.

Il mit ça de côté, s’assit dans le vestibule et sortit son MobiGlas. Le moment est venu de mettre mes gens au boulot. Ils ont commis une erreur en s’en prenant à Vasser, maintenant il y a une chance pour que mes gars puissent les retracer à partir de ce point de contact. Si jamais je devais m’en sortir, ce serait intéressant de savoir à qui Neustedt a vendu son âme.

Angélique pourrait partir de là pour commencer à fouiner du côté des contacts du Sénateur Yaldiz, histoire de voir ce que le Comité Sénatorial de Supervision des Affaires de l’Advocacy penserait du fait que Neustedt travaille avec les Inconnus.

Il expédia le message pour Angélique et parcourut mentalement la liste de ses autres contacts. Il tapa l’adresse de Zara. Grâce à ses liens avec les lobbies industriels, elle pourrait glaner un ou deux trucs elle aussi. Je ferais aussi bien de passer par elle aussi, vu que Stroller a confirmé le lien avec le monde des affaires que Seabrook avait découvert. Elle me doit toujours une fière chandelle depuis que je lui ai évité, à elle et à sa clientèle d’entreprises, de faire les gros titres suite à l’affaire Holbrook.

Il était en train d’envoyer le dernier message lorsque Seabrook s’adressa à lui dans son dos : « Vous utilisez toujours les vieux protocoles ? »

Gates la regarda par-dessus son épaule. D’après ses traits tirés, elle avait passé du temps à réfléchir aux choix difficiles et aux dures réalités. Il se sentait coupable d’avoir ouvert cette porte en elle. Il ne se souvenait que trop bien du moment où on en avait fait de même pour lui. Ce n’étaient pas de bons souvenirs.

Il réalisa qu’il mettait trop de temps à répondre à sa question. « Aux dernières nouvelles, ça marchait toujours ? » dit Gates, en se demandant comment sa réponse s’était transformée en question.

Seabrook sourit. « Oh, ça marche assez bien, tant qu’on peut le noyer dans suffisamment d’autres messages ».

« Bien. Notre conversation de tout à l’heure m’a inquiété. »

« Si j’avais su que nous n’allions pas travailler ensemble, je vous aurais appris une ou deux astuces. »

« Vous avez peut-être remarqué, vu que vous êtes un agent et qu’on vous paie justement pour remarquer les choses, que je suis un vieil homme. J’ai du mal à apprendre de nouvelles choses, et ce n’est pas facile non plus pour ceux qui sont chargés de me les apprendre. »

Seabrook renifla et tendit la main vers son MobiGlas, « Je peux ? »

Il le lui tendit sans manifester trop d’hésitation.

Elle tapa sur plusieurs touches puis le lui rendit. L’image d’une ID et d’un mot de passe apparurent à l’écran. « Je vous ai créé un compte aveugle. Consultez-le d’ici quelques jours, il y aura quelque chose pour vous… disons… disons que c’est ma contribution à la cause. »

… À suivre

Traduit de l’anglais par Baron_Noir, relecture par Hotaru. Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13248-A-SEPARATE-LAW-PART-NINE

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