« Ça y est, on l’a eu, » dit Ferrera, ses paroles ponctuées par le murmure plus appuyé du générateur de rayon tracteur.

« Très bien, capitaine. » Gates fit de son mieux pour ne pas regarder la plaie béante qu’était devenu le cockpit du 325. Il dut s’efforcer de desserrer les poings, qui s’étaient crispés à la vue de l’épave.

Difficile de croire que j’ai pu survivre à ça.

« Mince, il a sacrément reçu, » nota Ferrera en consultant les données sur l’écran.

« Effectivement, » Gates fut surpris de voir qu’il arrivait à garder un ton égal.

« Vous avez une idée de ce qui – »

Gates coupa la parole au ferrailleur, « j’ai une idée, oui : elle implique le fait que vous me posez des questions alors que vous aviez accepté de n’en rien faire, et les clauses de notre contrat qui m’autorisent à déduire une somme de votre rémunération pour chaque question posée. »

Ferrera referma la bouche et se concentra sur son ordinateur de bord.

Gates eut un pincement de regret. Je ne devrais pas lui rentrer dedans comme ça, je risque de devoir faire appel à sa bonne volonté avant d’en avoir fini avec tout ça.

Lorsqu’il eut terminé de calculer une trajectoire de retour vers sa station, Ferrera prit la parole. « Il faudra une ou deux journées avant que je ne puisse la ramener dans l’atelier. »

« Ça, c’était permis. Des appels de l’atelier ? »

« Non, les livraisons que vous attendez ne sont toujours pas arrivées. »

Gates opina du chef. Bien. Je ne veux pas que ces trucs arrivent sur place avant que je ne puisse superviser le déballage en personne et que je commence moi-même les réparations.

J’aurais jamais cru qu’un jour je remercierais l’Agent Spécial Constantine pour m’avoir fait exclure de l’équipe de vol de l’Action Spéciale, et m’avoir obligé à travailler dans le service ‘maintenance et réparation’ de la Boîte Noire. Il lui fallut un moment pour se rappeler ce qu’il avait fait pour s’attirer cette punition-là. Ah oui, l’incident sur Hadrian

Gates revint au présent et se surpris en train de laisser son regard dériver encore une fois vers le cockpit du 325. Réprimant un frisson, il croisa les bras sur la poitrine.

Reprends-toi, Gates. Les Inconnus t’ont même rendu service – les réparations seront plus faciles, maintenant que l’essentiel du blindage a déjà été retiré ou carbonisé.

Étrangement, cette pensée n’était guère réconfortante.

Trente-six heures plus tard, le cockpit du 325 était restauré et Gates s’apprêtait à pressuriser l’habitacle. Ce n’était pas très joli, mais ça fonctionnait.

Il avait l’une des cales de récupération de Ferrera à sa disposition exclusive, et la maintenait dépressurisée et en apesanteur afin de s’assurer que personne ne viendrait le déranger.

Il s’était aperçu que le travail physique pénible l’aidait à repousser la peur qu’éveillait en lui le fait de porter une combinaison spatiale. Il n’aimait pas songer à sa réaction au moment où il lui faudrait s’asseoir dans le siège de pilote.

Je vais avoir sacrément besoin de me reposer quand j’en aurai fini avec tout ça.

En attendant – Gates activa les systèmes de survie. Les voyants passèrent à l’orange, signe que le système était en train de remplir les compartiments avec une atmosphère respirable, et qu’aucune fuite n’avait été détectée. Il escalada le fuselage pour se rendre sur l’aile et examina l’emplacement de sa tâche suivante. Les nacelles de missiles carbonisées.

« Monsieur Zerezghi ? » le haut-parleur de la combinaison grésilla en laissant entendre son nom d’emprunt.

« Oui ? »

« Vos pièces sont arrivées. »

« Bien. Poussez tout ça dans le sas et et laissez-les y, je m’en occuperai. »

« Entendu, Monsieur Zerezghi. Vous avez faim ? »

Gates se rendit compte qu’il n’avait rien mangé depuis qu’il avait commencé à travailler, il y a plus de huit heures. « D’ici une heure ou deux. Je vérifie les systèmes de survie. »

« Vous travaillez vite. »

« Nécessité fait loi. »

« Bien d’accord. Je vous prépare quelque chose pour dans une heure. »

« Merci. »

Gates jeta la boîte de nourriture vide dans le recycleur et alluma son MobiGlas. Il avait deux nouveaux messages. Le premier venait d’Angélique :

Je suis sur le coup, Armi. Mon amie a pris peur quand je lui en ai parlé, elle a dit que l’homme sur lequel tu veux des infos a des appuis haut placés. Dès que j’en saurai plus, je te le ferai savoir.

Le post-scriptum était intéressant : Oh, et tu dois me féliciter – j’ai réussi à arrêter la came.

Tant mieux pour toi, pensa Gates. Il le lui dit dans sa réponse, qu’il tapa tout en réfléchissant.

Le deuxième message venait de Seabrook. Il fallut un bon moment au MobiGlas de Gates pour décoder le message lourdement crypté : Gates, je sais que nous ne sommes pas censés communiquer, mais si quelqu’un a réussi à intercepter ce message, alors nous devons l’embaucher à tout prix ! Par contre, ne répondez pas. Votre encodage préhistorique ne tiendra pas une seconde. Quoiqu’il en soit, il fallait que je vous prévienne : l’interrogatoire de Stroller nous a fourni un autre nom, celui d’un tueur à gage de haut vol qui travaille pour Les Inconnus et qui s’appelle Jahangir Kung. Tout porte à croire qu’il s’agit de « l’expert en sécurité » qui a repéré les Agents Nawabi et Knowles. Je pense qu’il est responsable de leurs assassinats, et il est le responsable de la sécurité du Cerf Blanc.

Au sujet de l’autre truc : je vous ai trouvé les fonds nécessaires pour votre ‘gros achat’ (je préfère ne rien savoir), mais vous m’avez saignée à blanc.

Les pièces du puzzle s’assemblent. Bonne chance.

Gates se remit au travail quelques minutes plus tard, le sourire aux lèvres.

L’air s’échappa dans un sifflement de la combinaison d’emprunt de Gates.

Voilà un bel avertissement, abruti !

Le sifflement se mua en un chuintement aigu, puis cessa complètement tandis que la combinaison se réparait toute seule.

Je pousse le bouchon trop loin. J’suis trop fatigué. En baillant, il avait laissé le chalumeau de découpe lui échapper, perforant au passage la combinaison au sommet de l’autre avant-bras.

Les mains tremblantes, il éteignit le chalumeau.

Espèce de vieil homme veinard, idiot, maladroit et fatigué. Il est temps d’aller te coucher.

Gates quitta la cale, sentant peser sur lui chacune de ses nombreuses années.

Il dormit huit bonnes heures, se leva et se remit au travail peu après.

Les nacelles de missiles n’étaient plus qu’un amas de ferraille vitrifié, problème qu’il régla facilement en découpant le tout. Ferrera pourrait à tout le moins les récupérer comme matière première.

Il gâcha les heures suivantes, dans une insupportable frustration, à essayer en vain de fixer les nouvelles nacelles, avant de réaliser qu’il avait mal lu les schémas techniques. Jurant, il corrigea le problème tout simple et connecta le vaisseau aux nouveaux systèmes.

Les propulseurs de manœuvre étaient les prochains sur la liste. Quatre d’entre eux étaient bons à jeter, et il y en avait deux qui paraissaient un peu anémiques. Ferrera s’était procuré trois propulseurs neufs, ainsi que deux autres de récupération que Gates aurait préféré ne pas utiliser.

L’ordinateur principal avait par miracle évité tout dégât direct au cours du combat. Les connexions informatiques, quant à elles, avaient été ravagées et devaient être remplacées.

Son comm s’activa, « Une autre livraison, Monsieur Z. »

« Même procédure, s’il vous plaît. »

« Pas question que je touche à celle-là, Monsieur Z. »

« Ah bon ? »

« D’après mes détecteurs de matières dangereuses, elle contient des explosifs de qualité militaire. En assez grande quantité. »

« Je m’en occupe, merci bien. » Il s’assura que le propulseur était bien en place avant de partir.

« C’est du sérieux, ce matos, Monsieur Z. »

« Je sais. C’est pour une affaire sérieuse. »

« Je dis ça comme ça. »

« Et je vous ai bien compris. Rien de tout ça ne pourra être retracé jusqu’à vous. »

« Facile à dire, pour vous. »

« Je rigole pas. »

Ferrera haussa les épaules. « Encore une fois, si vous vous trompez, c’est pas vous qui vous ferez botter le cul. »

Gates s’étira le cou et essaya de se détendre pour s’empêcher de se livrer à ses instincts. Au lieu de ça, il dit : « Ferrera, vous avez ma parole, ça ne vous retombera pas dessus. »

Ferrera se figea, comprenant trop tard qu’il venait de pousser Gates à le considérer comme un problème potentiel. Dans ce type de situation, les problèmes avaient en général des solutions simples et fatales.

« J’suis désolé, Monsieur Z. Je suis inquiet de nature. »

« Je vois ça, et tout ce que je peux vous dire, c’est que je fais tout pour m’assurer que rien de tout ceci ne vous retombera dessus, » Gates se désigna la poitrine du pouce, « Et ça fait un bail que je trempe là-dedans. »

Ferrera dévisagea longuement Gates, mais finit par hocher la tête. « Je vous crois sur parole. Désolé d’avoir douté de vous. »

« Je comprends votre inquiétude. Vous serez débarrassé de moi d’ici quarante-huit heures, pourvu que les tests en vol se passent sans accroc. »

« Vous voulez manger un morceau ? » demanda Ferrera.

Gates accepta la proposition de trêve.

Une heure plus tard, il était de nouveau au travail et mettait les bouchées doubles. Il n’est pas obligé – il est même peu probable – que Ferrera me trahisse, mais plus vite je dégage, mieux ça vaudra pour tout le monde.

Monter chaque propulseur n’était pas particulièrement compliqué, mais il fallait un temps fou pour s’assurer qu’ils étaient bien connectés à l’ordinateur. Gates parvint à installer les nouveaux propulseurs et à les faire fonctionner correctement. Réparer les deux qu’il pensait pouvoir récupérer se révéla être au-delà de ses compétences. Déçu, il se résolut à installer les modèles d’occasion trouvés par Ferrera. Il fallut bricoler un peu le premier avant qu’il ne fonctionne correctement, mais il finit par marcher. Quant à l’autre, il s’adapta du premier coup à la perfection, ce qui ne manqua pas de le surprendre.

Malgré l’heure tardive, Gates se pencha sur les systèmes d’armement. L’un des Omnisky VII avait été complètement détruit et deux autres étaient hors service à cause de la destruction de leur alimentation. Le nouveau canon s’avéra plus difficile à remplacer que l’alimentation, mais de peu.

La canon électromagnétique avait des problèmes de chargement qui l’occupèrent toute la journée du lendemain et jusque tard dans la nuit, avant qu’il ne parvienne enfin à les régler.

Son système de scan amélioré était détruit, mais il parvint à remettre en marche les fonctions basiques de contrôle de tir et les senseurs de navigation en recourant à la plus simple des méthodes, qui consistait à remplacer tout le système.

« Il est prêt à repartir, » dit Gates lorsque son hôte entra dans le réfectoire. Il avait pris le temps de préparer le petit déjeuner pour eux deux.

« En avance sur votre planning ? » demanda Ferrera en se frottant les yeux pour en chasser le sommeil. « Vous avez déjà envisagé de travailler comme ferrailleur ? J’aurais une place pour quelqu’un qui bosse aussi dur que vous. »

« Je garderai la proposition en tête, si jamais je repasse par ici, » dit Gates. Je pourrais vraiment avoir besoin d’un travail, si jamais je m’en sors. Je risque bien pire qu’une mise à pied si Angélique ne m’arrange pas le coup de son côté.

« Vous allez le tester en vol ? »

« Oui, mais s’il n’y a plus rien à réparer, je ne reviendrai pas, » dit Gates en lui tendant un café.

Ferrera eut un sourire en prenant la boisson. « Si vous avez vraiment foiré les réparations, vous pourriez ne pas être en état de revenir. »

Gates s’esclaffa. « Très juste. »

« Vous avez tout ce qu’il vous faut ? »

« Oui. Et je vous ai laissé un petit bonus, pour la peine que vous vous êtes donnée. »

« Merci. Fallait pas, mais merci. »

« Vous avez fait tout ce que je vous demandais, et sans vous plaindre. »

Un nouveau sourire, « Plus ou moins. »

Gates lui retourna son sourire et répondit, « Oui, plus ou moins. »

Le 325 était aussi maniable qu’avant, mais c’était son propre état d’esprit qui l’inquiétait. J’ai jamais balisé comme ça, juste en enfilant une putain de combinaison de vol. Vaudrait mieux que ça n’arrive pas quand la fête aura commencé. Faut que je sois prêt…

… À suivre

Traduit de l’anglais par Baron_Noir, relecture par Hotaru. Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13261-A-SEPARATE-LAW-PART-TEN
Traduction soumise à la licence CC By SA 3.0. Vous êtes libre de copier et réadapter ce texte en mentionnant les auteurs originaux, les traducteurs et la source. Merci !

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