« Donc c’est le même tireur qui a tué les deux agents. Y a-t-il autre chose qui puisse les relier l’un à l’autre ? » demanda Gates.

« Nos analystes pensent que leurs enquêtes s’orientaient vers la même organisation criminelle. »

Gates ne put retenir son sarcasme : « Faire le rapprochement n’a pas dû être facile pour les analystes : transporter de la contrebande et transporter des esclaves sont deux choses si différentes, après tout. »

Vasser inclina la tête, l’air impassible. « Il y a plus. Ces deux dernières années, nous avons eu affaire à des criminels particulièrement peu causants qui opèrent entre les systèmes Corel, Magnus et Nexus. On arrête une crapule pour un crime quelconque et on lui joue la rengaine habituelle : des peines réduites et le service de Protection des Témoins de l’Advocacy, mais désormais plus personne n’accepte. »

« Quelqu’un s’est fait descendre à la Protection des Témoins ? » demanda-t-il.

« En tout cas, ça n’est pas comme si la Protection des Témoins souhaitait nous en parler. » Elle haussa les épaules, « de toute manière, quelqu’un s’est probablement vanté d’avoir tué un témoin et a averti tous ses sous-fifres qu’il leur arriverait la même chose si jamais ils retournaient leur veste. À peu près au même moment, nos meilleures sources d’informations ont commencé à se tarir, et des indics locaux de moindre importance ont commencé à se plaindre d’un nouveau concurrent dans le domaine du narcotrafic. Ils appellent le nouveau groupe les Inconnus.»

« On a quelque chose sur eux dans les archives informatiques ? »

Elle secoua la tête, « presque rien, et uniquement par des groupes avec lesquelles ils sont en conflit, jamais par un membre interne des Inconnus. »

Gates haussa les sourcils.

Elle opina, « Inhabituel, je sais. C’est pour ça que mon homologue du service d’investigation en matière de stupéfiants a dépêché Knowles. C’est presque la même histoire pour Nawabi. »

« L’un des deux semblait-il avoir trouvé une piste ? »

« Tout est dans le dossier, mais pour faire court : non, ils n’étaient pas parvenus à grand chose. Knowles avait infiltré des réseaux locaux de distribution sans grande importance et dans son dernier contact avec son responsable, Nawabi a mentionné une rencontre qui devait avoir lieu sur Nexus, mais nous ne sommes même pas parvenus à confirmer qu’il était toujours vivant lorsqu’il a quitté Corel. »

« Ah bon ?

« Les effectifs de l’Advocacy sont plutôt maigres dans ce secteur et nous ne voulions pas que nos adversaires s’en rendent compte en posant trop de questions ouvertement. Voilà encore un point où votre mise à pied et votre réputation nous rendent service. »

« Vous pourrez nier toute implication. »

Elle hocha la tête. « Vous serez pleinement et publiquement réintégré lorsque vous aurez identifié les têtes pensantes de cette affaire, si c’est ce que vous désirez. Dans le cas contraire, il pourrait s’avérer nécessaire pour moi que vous restiez sous mandat officieux. »

Nous y voilà – la promesse d’une gloire future pour un vieux grognard, ou une retraite discrète si je venais à échouer.

« Une idée de l’endroit où je pourrais commencer à remuer un peu les choses? »

« Nexus. Nous savons que les deux agents s’y sont trouvés, ne serait-ce que brièvement. »

« Personne sur place à qui je pourrais causer pour tâter un peu le terrain? »

« Personne de fiable, au vu des derniers résultats. »

« D’autres bonnes nouvelles? »

Le sourire refit une timide apparition, « Juste un nouveau vaisseau pour vous, le reste de ce que nous savons est dans le dossier sur votre MobiGlas. »

« Y’a une limite de temps ? »

Elle se leva, « le plus tôt sera le mieux… contentez-vous de mettre un terme aux agissements des auteurs de ces meurtres. »

Y mettre un terme, que les suspects y survivent ou pas, traduisit Gates en se mettant debout. « Oui M’dame. »

« Suivez la ligne bleue jusqu’à votre vaisseau; je pense qu’il sera à votre goût. »

Gates prit congé après l’avoir remerciée.

À cause de l’absence de fenêtre dans La Boîte Noire, Gates ne découvrit ce qu’on lui avait assigné qu’en remarquant les gravures ‘Origin Jumpworks GmbH’ et ‘325a’ en platine sur la plaque d’identification du collier d’amarrage du vaisseau.

Un 325a ? Un peu trop beau pour moi, mais j’imagine que je pourrais toujours passer pour un chasseur de prime prospère , au besoin.

Le cockpit, bien aménagé jusqu’à l’absurde, tranchait avec l’Avenger et se mit en marche automatiquement lorsqu’il entra. Il programma le système pour lancer une série de diagnostics tandis qu’il étudiait l’armement : un ensemble de canons laser Omnisky VII pour le combat rapproché et une paire de nacelles de missiles Talon SB pour augmenter sa portée. Pas trop démesuré pour un chasseur de primes prospère… en fait, c’est exactement ce qu’il faut.

Gates choisit l’un des nombreux identifiants du 325 et programma le premier d’une longue série de sauts. Lorsque j’aurai pris le large, il faudra que j’engage un ou deux coursiers pour envoyer quelques messages – histoire de voir si l’une de mes sources peut se rancarder sur ce qui se trame.

Plusieurs sauts successifs et quelques journées frustrantes à s’attarder dans les zones mal famées de Nexus n’avaient rien rapporté de mieux à Gates que des notes de bar scandaleuses, deux ou trois regards de travers de la part des policiers locaux, et la vague intuition qu’il lui faudrait se mettre à casser quelque chose pour avancer un tant soit peu.

Et voilà qu’à présent Kantor, un dealer à la petite semaine et ex-indic, était en retard.

À court d’alternatives, Gates restait campé là, et attendait sous la pluie provoquée par l’un des terraformateurs géants de Nexus qui fonctionnait toujours en continu pour essayer laborieusement de maintenir et d’améliorer l’atmosphère à peine respirable. Il essuya son crâne chauve, et se blottit un peu plus sous l’abri douteux d’une publicité pour une entreprise de cosmétiques qui prétendait pouvoir régler son problème capillaire.

En temps normal, Gates serait reparti et aurait laissé le jeune dealer tenter de le retrouver un autre jour, mais Kantor était le seul délinquant à qui Gates avait parlé qui avait manifesté un semblant d’envie de lui lâcher des informations sur les Inconnus… et même alors, il avait exigé une somme exorbitante pour ses renseignements. Si ça ne devait lui coûter en plus de cela qu’un peu de pluie et quelques minutes de plus à attendre, Gates payerait de bonne grâce.

Les tavernes, salles de jeu et maisons closes, bien qu’ouvertes à toute heure pour s’adapter aux dockers qui constituaient le gros de la population de Nexus, étaient aussi les derniers endroits où Gates pouvait obtenir des infos fiables. Tous ceux qui s’y trouvaient soupçonnaient leur interlocuteur d’être à la solde des Inconnus, en conséquence de quoi personne n’acceptait de parler.

Gates éprouvait presque de l’admiration pour l’intensité de la paranoïa que la bande des Inconnus était parvenue à instaurer autour de l’identité de ses membres. Mieux encore, ils la maintenaient avec très peu de violence visible : il n’avait pas assisté à la moindre exécution en pleine rue, ni même entendu la moindre allusion à un fait de ce type aux infos. Tout ça laissait deviner un groupe hautement professionnel, d’où la question : pourquoi tuer des agents ? C’était en général la plus sûre façon de tuer le business, car l’Advocacy s’acharnait sur l’organisation incriminée en lui bottant le cul aussi fort que possible.

S’il s’agissait d’une petite bande violente, je pourrais me contenter de supprimer ses sous-fifres un par un jusqu’à ce qu’ils en aient assez et viennent jusqu’à moi. Mais avec un groupe plus important et sophistiqué tel que celui-ci, cette méthode ne servira qu’à me faire buter. Ceci dit, à court terme, ce serait toujours plus facile que ce que je suis en train de faire.

Une ombre émergea de l’allée de l’autre côté de la rue et vint dans sa direction. Gates plaça la main sur son arme et se tourna de façon à offrir une cible plus petite.

L’ombre se précisa et devint une jeune femme que Gates ne reconnaissait pas. Elle s’arrêta à dix mètres de lui.

« T’es le chasseur de primes ? » lança-t-elle, en le scrutant sous la pluie.

« T’es qui ? » demanda-t-il.

« Personne, je suis juste venue te dire que Kantor a changé d’avis, il a plus rien à dire, à toi ou à quelqu’un d’autre. »

« Où est-il ? » Demanda Gates, en faisant un pas vers elle.

Pour toute réponse, elle fit volte face et s’enfuit en courant.

Merde.

Vu qu’elle avait pris de l’avance et qu’elle connaissait parfaitement les environs, Gates la laissa filer. Il fit demi-tour et prit le chemin du spatioport. Nexus est une impasse, à présent, du moins du côté de la rue. Il reste peut-être un semblant d’espoir… peut-être que D’Ivoire, ou même Zara avec ses contacts dans le monde des affaires, trouveront quelque chose.

Il poussa un soupir. Bon sang, j’espère que ça va marcher.

Il fut mis en attente avant d’obtenir l’autorisation de décoller. Le spatioport était très fréquenté, même à une heure si tardive de la nuit locale, par des vaisseaux de toutes sortes et de tous âges qui descendaient à la surface pour transborder et décharger des cargaisons en provenance d’innombrables systèmes. Les cinq points de saut reliant le système aux étoiles alentour étaient à l’origine du nom de Nexus mais aussi de son important volume d’échanges commerciaux et, en fin de compte, du retard imposé à Gates. Même si un ou deux des systèmes de l’autre côté des points de saut étaient des dépotoirs infestés de pirates, ils étaient eux-mêmes reliés à d’autres systèmes qui offraient de belles opportunités commerciales.

Les pirates. Le mot avait surgi de son inconscient, et lui ouvrait de nouvelles perspectives. Je me demande si la Marine a des informations sur les Inconnus. Évidemment, les convaincre d’ouvrir leurs archives à un civil- Attends voir, quelqu’un – Morgan ! – connaissait un contre-amiral, ou un truc comme ça. Et il se trouve quelque part dans les parages… Il tapa sur son tableau de bord, fouillant dans sa mémoire… Nemo ? Oui, Nemo.

Un sourire carnassier se dessina sur ses lèvres. Le moment est venu de lui rappeler sa dette pour Vega.

La console de comm tinta, signalant qu’il avait l’autorisation de décoller.

Gates fit quitter la piste au 325 et augmenta progressivement la puissance des moteurs, pour enfin s’arracher dans un éclair à la mince atmosphère pluvieuse et à la prise du puits gravitationnel de Nexus.

Après celui-ci, je ne vais plus pouvoir apprécier les autres vaisseaux.

Alors que la planète s’éloignait derrière lui, Gates activa le calculateur de trajectoire. Il étudia toutes les alternatives, et décida d’éviter de passer par Corel. Si jamais il devait revenir en arrière et se mettre à poser des questions sur Corel IV, il ne voulait pas qu’un petit fouineur remarque qu’il avait déjà traversé le système peu de temps avant. Il opta donc plutôt pour le point de saut vers Taranus. Le système de navigation commença sa mise à jour, puis vira à l’orange et afficha :

ATTENTION : VOUS VENEZ DE SÉLECTIONNER UN SYSTÈME STELLAIRE QUE LA MARINE A RÉCEMMENT IDENTIFIÉ COMME ÉTANT LE THÉÂTRE FRÉQUENT D’ACTES DE PIRATERIE. VOULEZ-VOUS CONTINUER OU PRÉFÉREZ-VOUS SÉLECTIONNER UNE AUTRE TRAJECTOIRE ?

Gates tendit la main et appuya sur « continuer ».

… À SUIVRE

Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13166-A-SEPARATE-LAW-PART-THREE