Le Cerf Blanc apparut à la limite de la portée de son senseur passif. Voilà deux jours qu’il guettait cet instant, le sommeil troublé par des images récurrentes de sa verrière de cockpit en train de se fracasser, tandis qu’il passait ses heures éveillées à craindre que les Inconnus n’aient découvert que Stroller était démasqué. Cela mit plus de temps qu’il n’en aurait fallu, mais les vaisseaux d’escorte du Cerf Blanc apparurent peu à peu tels des tâches de sang sur ses écrans. Il consulta les données : le Cerf Blanc était un transporteur de passagers léger de Drake Industries, de taille comparable à une frégate de la Navy et conçu pour embarquer des touristes aisés, ou un groupe de cadres d’entreprise, avec célérité et en assurant une certaine sécurité. Il disposerait probablement de solides boucliers et d’une excellente défense rapprochée, mais serait presque dépourvu de tout armement offensif. Il était rapide en ligne droite, et plutôt agile pour un vaisseau de cette taille.

Une autre minute s’écoula avant que ses détecteurs ne puissent déterminer que les escortes étaient des Cutlass. La présence de ces quatre Cutlass rendrait impossible la destruction du Cerf Blanc si jamais son plan ne se déroulait pas comme prévu. Les Inconnus doivent avoir un contrat avec Drake Industries, vu le nombre de Cutlass dont ils disposent.

Plusieurs minutes supplémentaires s’écoulèrent. Ses écrans se réactualisèrent, indiquant que la cible et son entourage s’enfonçaient à l’intérieur du système depuis le point de saut. Gates poussa un soupir de soulagement. La trajectoire du Cerf Blanc venait confirmer les informations de Stroller : le vaisseau était censé en rencontrer un autre, avec à son bord les chefs locaux de Nexus, quelque part parmi les roches dispersées de l’unique ceinture d’astéroïdes du système.

Pour l’instant, faut encore attendre.

Quatre heures plus tard, Gates ajusta sa position et s’en remit à son transpondeur pour faire croire qu’il n’était qu’un prospecteur minier. L’imposture ne résisterait pas à une analyse directe de son vaisseau, mais il lui fallait espérer qu’ils ne le scruteraient pas trop attentivement avant qu’il ne soit trop tard.

Le capitaine du Cerf Blanc avait de toute façon d’autres choses à l’esprit : la navette empruntée par les chefs locaux des Inconnus pour venir à la rencontre de leurs interlocuteurs était arrivée il y a peu et se séparait déjà du plus gros vaisseau. Elle prit position à une centaine de kilomètres de là, probablement pour attendre la fin de la rencontre. Comme il ne s’agissait pas d’un vaisseau de combat, Gates choisit de l’ignorer, mais ses escortes restèrent auprès du Cerf Blanc, portant le total à six.

Gates poursuivit son approche lente, presque parallèle, en transpirant abondamment dans sa combinaison de vol.

Une heure passa, amenuisant un peu plus son sang froid.

Puis une autre.

Gates était presque à portée de senseur actif. Toujours aucun signe qu’il avait été repéré. Son vaisseau se rapprochait du moment où il devrait modifier sa trajectoire pour continuer à réduire la distance. Il avait passé l’heure précédente à rechercher des solutions de tir sur les escortes, dans le but d’en distraire autant que possible, puis de saturer de missiles les défenses survivantes tandis qu’il foncerait tout droit sur le Cerf Blanc.

En tout cas, c’était son plan.

Merde, je ne transpire jamais comme ça. Il fit craquer son cou, d’abord d’un côté puis de l’autre, tentant de se calmer un peu en faisant jouer ses vertèbres. Reprends-toi, Arminius ! Y’a du pain sur la planche, et personne d’autre pour s’en occuper. Une frappe bien propre pour trancher la tête de la bête. Une seule action pour endiguer la vague incessante de crime et de désordre. Un seul combat, et puis plus rien après ce jugement par les armes.

Sans se laisser le temps de trop cogiter, Gates s’empara de son casque et l’enfila d’un coup sec et nerveux.

Sentant que le moment était venu, il activa la télécommande toute simple. Loin devant le Cerf Blanc, le Baiser de Sainte Claire alluma ses moteurs et se mit à accélérer à une allure d’escargot en direction du yacht. Le transport miteux n’était pas ce que Gates avait acheté de plus cher pour cette opération, mais il avait fait en sorte que Zhou soit convenablement dédommagé. Ce n’était que justice.

Le joint d’étanchéité entre le casque et la combinaison de vol n’était pas encore complètement scellé lorsque Gates ouvrit un canal et commença à parler à travers les comms du transport vide : « Cerf Blanc, ici le Capitaine Trevor du Baiser de Sainte Claire. Nous pensons détenir quelque chose qui devrait vous intéresser. »

« Baiser de Sainte Claire, ici le Capitaine Jahangir Kung, c’est moi qui commande les escortes du Cerf Blanc. »

L’enfoiré d’assassin en personne. Très bien. Gates ne laissa pas sa voix trahir son sourire, « Pas à vous que je veux parler, j’veux parler à vos boss. »

« Aucune chance. »

« Eh bien, je suppose qu’ils se fichent de savoir ce que Gates avait à raconter quand on l’a chopé. »

Il y eut quelques secondes de pause, puis : « Il se pourrait finalement que vous ayez une chose dont nous devons discuter. »

Les signatures des moteurs de quatre des vaisseaux d’escorte s’intensifièrent tandis qu’ils se lançaient dans une trajectoire d’interception du Baiser de Sainte Claire.

Encore quelques minutes.

Gates relâcha le bouton sur la télécommande. Le Baiser de Sainte Claire cessa d’accélérer.

« Comment cet homme s’est-il retrouvé entre vos mains ? »

« Il n’a pas payé dans les délais. »

Un grand éclat de rire, suivi de : « Vous faites partie de ceux qui ont attaqué notre station ? »

« Peut-être. Ou alors je détiens simplement quelqu’un que vous recherchez, en échange d’une somme équitable. »

Les escortes se rapprochaient rapidement ; elles étaient déjà à portée de missile.

« Je sais pas trop, on pourrait se contenter de détruire votre vaisseau avec quelques missiles. »

« Pour sûr, mais dans ce cas vous ne sauriez jamais ce que Gates avait à dire à propos d’un traître dans votre organisation qui lui refilait des infos sur des têtes mises à prix. D’après vous, comment j’aurais su qu’il fallait être ici autrement ? »

« Ah bon ? » demanda Kung, espérant visiblement en apprendre davantage.

« Ce serait trop facile. Donnez-moi six cent mille crédits et promettez-moi de me laisser repartir sain et sauf, et je vous balance tout : Gates, et tout ce qu’il a pu apprendre sur vos activités. »

Un bon moment s’écoula en silence, tandis que Kung requérait probablement la permission de ses boss.

« Très bien, ça marche. Laissez-nous monter à bord. »

« N’essayez pas de changer les règles du jeu, c’est compris ? »

« D’accord. Kung, terminé. »

Les quatre Cutlass approchèrent et l’un deux s’apprêta à s’amarrer au vilain petit transporteur. Gates pressa l’interrupteur en-dessous du bouton qui contrôlait les moteurs sur sa télécommande.

Le Baiser de Sainte Claire, ses moteurs ainsi que les explosifs dont Gates l’avait rempli détonèrent. Kung et un autre Cutlass disparurent, dévorés par la sphère grandissante de plasma, alors que les deux derniers étaient visiblement neutralisés, comme en attestait le vacillement de leurs moteurs.

Ça valait le coup d’exploser mon compte en banque. Cette saloperie m’a coûté plus cher que le Baiser de Sainte Claire – faudra que je pense à remercier Seabrook comme il se doit !

Il ne restait plus que deux escortes auprès du Cerf Blanc, et elles étaient distraites par la mort de leur commandant. Empli de satisfaction, Gates tira avantage de cette distraction pour commencer à tirer ses missiles aussi vite que les nacelles le pouvaient. Au moment où le dernier missile prit son envol, il changea de trajectoire pour se diriger droit sur le Cerf Blanc en poussant à fond la manette des gaz.

Deux minutes avant d’être à portée de canon.

L’escorte la plus proche se tourna vers les missiles qui fusaient vers elle dans l’espoir de réduire son profil sur les senseurs. Le pilote faisait exactement ce qu’il fallait, lançant ses contre-mesures juste au moment où le premier des missiles de Gates, désormais en mode de poursuite active, se rapprochait.

Gates vérifia ses écrans : le capitaine du Cerf Blanc voulait être certain de ne pas être touché et lançait ses propres contre-mesures.

Le Cutlass le plus proche avait réussi à esquiver le premier missile pour mieux se prendre le deuxième en pleine figure. Les boucliers étaient à présent morts, et le premier missile effectua une boucle pour revenir exploser juste à l’arrière, réduisant en miettes le moteur principal.

Il fallut quelques instants à Gates pour repérer l’autre escorte. Lorsqu’il y parvint enfin, il émit un grondement.

Sacrément malin. Le Cutlass était serré contre le flanc du Cerf Blanc, là où le plus gros vaisseau pouvait utiliser ses canons défensifs pour protéger l’escorte de l’attaque de Gates. Un premier missile, suivi d’un second, se firent désintégrer dans le vide. Mais Gates était à présent assez près pour commencer à pilonner le plus gros vaisseau en faisant feu de tout bois.

Ses boucliers arrières étaient sur le point de lâcher lorsque son système de contre-mesures fit résonner une alarme. C’est le Cutlass qui doit chercher un verrouillage missile.

Il lança le 325 dans une spirale autour de l’axe de sa cible sans cesser de faire feu de tous ses canons.

Encore un tout petit peu.

Le hurlement de l’alarme se fit plus strident à l’approche d’un missile. Gates fut momentanément paralysé par la peur, tandis que les batailles du passé défilaient dans son esprit. Respirer devint soudain aussi dur que d’aspirer l’eau d’une pierre.

Il ferma les yeux et les serra de toutes ses forces.

Reprends-toi, Gates ! Pas le temps pour ce genre de connerie !

Il se libéra de sa paralysie en poussant un cri que lui seul pouvait entendre. Gates relâcha la détente et lança brutalement le 325 dans un tonneau qui l’amena plus près du Cerf Blanc, si près qu’il en effleurait presque les boucliers du yacht.

L’alarme cessa soudainement, tandis que la verrière était brièvement illuminée : les batteries de défense du Cerf Blanc venaient de réduire le missile en poussière.

« Vous voyez, moi aussi je peux jouer à ça, bande d’enfoirés ! » hurla Gates dans son casque.

Il fit « grimper » le 325 en s’écartant du yacht, puis se mit à saper les boucliers de l’imposant vaisseau, tout surveillant le Cutlass sur ses écrans.

Ses tirs commençaient à pénétrer les boucliers, permettant aux munitions du canon électromagnétique de vaporiser les plaques de blindage.

Le Cerf Blanc pivota sur son axe pour présenter un blindage intact aux canons de Gates. Il répondit à la manœuvre en redoublant ses tirs, concentrant ses efforts sur un générateur de bouclier.

L’alerte de verrouillage missile se fit de nouveau entendre, de plus en plus stridente.

Gates se rapprocha du yacht encore une fois.

Il réalisa trop tard que les batteries défensives du Cerf Blanc s’étaient tues.

Ils sont bien coordonnés, les salauds !

Le missile détona côté tribord. L’explosion abattit ses boucliers et vaporisa le blindage sur tout ce côté du 325.

Gates arborait un sourire bestial : le Cerf Blanc avait subi autant de dégâts, voire davantage, que le 325. Il se renversa par rapport au Cutlass afin de présenter son côté intact à l’escorte.

Le 325 fut secoué par les tirs du Cutlass. Gates n’y prêta pas attention et continua de faire pleuvoir un déluge de feu sur le flanc abîmé du yacht, chaque coup explosant un peu plus profondément dans la coque.

Encore un tout petit peu.

Une nouvelle salve déclencha d’autres signaux d’alerte. Gates modifia sa position et commença à slalomer entre les nacelles des moteurs, sans cesser de tirer.

Le Cutlass ne renonçait pas, lui non plus.

Un des propulseurs de manœuvre du 325 fut désintégré, ce qui freina brusquement sa boucle. La prochaine salve de lasers destinée à Gates le manqua de peu et vint perforer la coque du Cerf Blanc.

Quelque chose finit enfin par céder à l’intérieur du Cerf Blanc ; une saccade soudaine agita ses moteurs principaux, ce qui le fit sortir de la ligne de tir de Gates.

Gates se laissa glisser sur le côté puis tira de nouveau sur le manche. Le Cutlass grimpa à sa poursuite, et commença à céder du terrain au sommet de la boucle. Gates tenta de passer derrière son poursuivant, mais ses propulseurs de manœuvre restants n’y suffisaient pas : il acheva sa boucle à côté du Cutlass, et non derrière.

Craignant une collision, son adversaire vira violemment. C’était la chose à ne pas faire. Le Cutlass heurta l’un des moteurs du Cerf Blanc. L’explosion qui en résulta fut particulièrement violente.

Un fragment imposant de l’un des deux vaisseaux – Gates était presque sûr qu’il provenait du Cutlass – fut propulsé par l’explosion sphérique en direction de Gates.

Juste avant l’impact, il leva les bras pour se protéger, cédant à un réflexe animal face à la mort.

Le métal et la céramique s’entrechoquèrent dans un craquement final.

Tout devint noir dans le cockpit, ainsi que dans l’esprit de Gates.

Sa respiration transformée en un râle le fit revenir à lui. Je respire à travers mon nez cassé. Pas la première fois, hein ?

Il cligna des yeux et tenta de retrouver ses repères. Il y avait assez de lumière dans le cockpit pour lui permettre de voir des gouttes de son propre sang flotter à l’intérieur de son casque. Du sang bien rouge qui avait coulé de sa tête, et avait déjà partiellement coagulé.

Il avait de la peine à organiser ses pensées : plus de gravité.

Mauvais signe.

En général, c’est le dernier truc qui lâche. Sans ça, les spationautes auraient tendance à se faire aplatir comme des crêpes à l’intérieur de leurs vaisseaux.

Il sentit soudain la peur l’envahir et menacer de le submerger.

Il la laissa prendre le dessus pendant un moment.

Au moins, se dit Gates, je n’ai plus à me contenir.

Il parvint enfin à extraire son medkit et à s’administrer une piqûre d’O&S.

Gates passa ses derniers instants de conscience à hurler.

… À suivre

Traduit de l’anglais par Baron_Noir, relecture par Hotaru. Source : https://robertsspaceindustries.com/comm-link/spectrum-dispatch/13273-A-SEPARATE-LAW-PART-ELEVEN
Traduction soumise à la licence CC By SA 3.0. Vous êtes libre de copier et réadapter ce texte en mentionnant les auteurs originaux, les traducteurs et la source. Merci !

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